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méthode que les casuistes espagnols et français du xve et du xvie siècle devaient porter à ses extrêmes limites, comme à ses plus redoutables conséquences. Encore faut-il en rabattre beaucoup du lieu commun qui a cours à ce propos. J’ai cité ailleurs[1] un texte capital de Fleury, dans son Huitiéme discours sur l’Histoire ecclésiastique, texte trop longtemps oublié, qui apporte à la décharge des casuistes un témoignage d’un poids considérable. La meilleure preuve, du reste, que la casuistique, prise en elle-même et indépendamment des excès coupables de beaucoup de casuistes, ne mérite pas toutes les malédictions dont on la charge, c’est que l’ironie des Provinciales ne l’a pas tuée. Un siècle plus tard, le plus austère des moralistes, comparable sinon par l’émotion et le drame intérieur, du moins par la constante hauteur de la pensée et l’intraitable fermeté de l’âme, à ce quele jansénisme et Port-Royal ont produit de plus grand, Kant, restaure une casuistique nouvelle, profane et purement philosophique, ressemblant par le but comme par les moyens à celle des stoïciens. Il la présente même comme un moyen de culture morale pour l’enfance. Comment empêcher les cas de se présenter dans la vie, et dès lors pourquoi les dissimuler dans l’éducation, au lieu de s’en servir pour affermir et aiguiser le sens moral ?

Ce coup d’œil jeté sur le passé de la casuistique ne prétend pas remplacer une histoire. Trop de faits y manqueraient[2]. On ne saurait entreprendre cette histoire sans remonter notamment aux casuistes hébreux et aux casuistes hindous. L’auteur avait surtout en vue de préparer ses conclusions, que voici : sans Kant, sans la théologie, sans le stoïcisme, la casuistique n’en eût pas moins existé, car « elle tient aux choses et à l’esprit, elle naît là où la clarté cesse » (p. 316). Ce ne sont pas seulement les conflits de l’honnête et de l’utile, parfois si obscurs, ni les perplexités du devoir, toujours si douloureuses ; c’est l’invention morale elle-même que la casuistique enveloppe, ce sont « les plus héroïques raffinements du scrupule. » Dès qu’un grand ou un petit problème se pose, elle apparaît ; et quelle vie, modeste ou brillante, n’a ses problèmes ? Qu’il faille mettre de la casuistique dans les livres de morale, c’est là, dit M. Thamin, une question discutable, mais qu’il y en ait dans la morale, autrement dit dans la conduite, c’est ce qui ne se peut contester.

Si j’ai bien compris les conclusions de M. Thamin, il regarde, selon la maxime d’Aristote citée plus haut, tout « l’indéterminé » de la morale comme le domaine propre de la casuistique. Peut-être a-t-il raison, Mais alors, où trouver la certitude ? Comment fixer une règle ? La moralité n’est plus qu’un art, le plus difficile de tous à cultiver, un art qui a

  1. Dans une édition des 1re, 4e, 13e Provinciales. Paris, Belin. 1881. Cf. l’Introduction.
  2. L’auteur cite encore (p. 328) un cas posé par Herbert Spencer. Cf. Morale évolutionniste : la morale absolue et la morale relative.