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les menait droit la doctrine de l’universelle et absolue indifférence. On s’en aperçut, le jour où Ariston, « cet homme de fer », comme l’appelle Cicéron, indigné des abus commis au nom et à l’aide de la dialectique, voulut la rayer de la philosophie, s’en tenir à la plus rigide maxime de Zénon, et supprimer tous les degrés intermédiaires entre la sagesse et la folie, c’est-à-dire paralyser la volonté en niant la valeur des objets qu’elle poursuit dans la vie. Ariston fut un contemplatif et un honnête homme ; mais ses disciples, chez qui, comme le dit fort bien M. Thamin, « le vice avait perdu la conscience de lui-même », donnèrent à la société romaine le triste exemple de l’hypocrisie et des déréglements que Tacite et Juvénal ont flétris. Comme tous les mystiques, depuis la Gnose et les Béguards jusqu’à Molinos, ces disciples d’Ariston, en voulant faire l’ange, faisaient la bête, et vérifiaient à leur tour ce mot de Pascal, qui n’est que la vive et forte traduction d’une pensée de Plotin, ou le ressouvenir d’une sentence de saint Paul. Cléanthe combattit Ariston, maintint contre lui les droits de la dialectique, qui étaient aussi les droits de la casuistique, et pour l’honneur du stoïcisme comme pour le bien de l’humanité, ce fut lui qui l’emporta, Si lé stoïcisme a été « l’école morale des plus honnêtes gens de l’antiquité », s’il demeure celle des honnêtes gens de tous les temps, c’est en somme à la casuistique qu’il est redevable de cet empire.

La casuistique a eu encore un autre résultat excellent ; comme l’avait déjà dit M. Janet, c’est par elle que s’introduisit en morale l’esprit de précision, comme le dit après lui M. Thamin, c’est elle qui donna aux esprits le sens du réel, le sens du détail, et le pressentiment de ce qui devait s’appeler un jour la vie intérieure. — Plus d’un ancien, sans faire profession de stoïcisme, dut à l’influence ambiante des préceptes et des exemples du Portique ces scrupules et déjà ces inquiétudes d’âme qui annoncent et préparent les grandes antinomies chrétiennes de l’esprit et de la chair, du fini et de l’infini. Le plus épicurien des poètes, Horace a parfois, la remarque est de l’auteur, des accès de stoïcisme, ç quand sa conscience s’analyse et se gourmande. » — On à souvent parlé de l’action des doctrines stoïciennes sur le droit romain on l’a même exagérée. En réalité, la législation de l’esclavage enregistre, à un moment donné, de subtils compromis entre le vieux droit et le droit de l’avenir, élaborés par des jurisconsultes dont Panœtius, Scévola, Posidonius furent les maîtres. Labéon, qu’on à justement nommé le « dialecticien de la jurisprudence », est un stoïcien. — Les controverses, si fort à la mode au temps de Sénèque le Rhéteur, de Philostrate, d’Hermogène ; les Propos de table qu’’Aulu-Gelle et Plutarque nous rapportent ; les discours des nouveaux sophistes comme Maxime de Tyr, en agitant les plus délicates questions de la morale, contribuèrent plus qu’on ne se l’imagine d’ordinaire à l’éducation de la conscience publique. Mais qu’est-ce que tout cela, sinon de la casuistique appliquée et familière ?

On admire la piété d’un Épictète et d’un Marc-Aurèle, sans remarquer