Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXI, 1886.djvu/51

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
47
PAULHAN. — le langage intérieur

On sait que la fonction du langage en général est une fonction symbolique, que les mots sont un moyen de nous représenter les objets et de les représenter à d’autres. Le mot ne peut évidemment jouer ce rôle que s’il est rattaché à d’autres phénomènes psychiques. Un mot auquel je n’attribuerai aucun sens, un mot, par exemple, d’une langue que je ne connaîtrais pas, n’aurait pour moi aucune valeur au point de vue du langage. Si au contraire je pense ou si j’entends un mot représentant un objet que je connais, alors même que je ne pense pas explicitement à l’objet, alors même que le mot reste seul apparent à mon sens intime, il a une valeur pour moi comme symbole en ce qu’il est susceptible de me donner, par association, telles ou telles images qu’il réveillera également chez ceux qui sont organisés comme moi et qui parlent la même langue. Remarquons que grâce à nos habitudes, à notre éducation, le mot est compris même si les images auxquelles il est associé ne sont pas réveillées d’une manière apparente. Je comprends ce que veut dire le mot froid ou le mot cheval sans penser à un cheval particulier, et sans me représenter le froid sous aucune forme. Le mot, comme son entendu, me met simplement dans un état psychique tel, alors qu’il est réellement compris que je pourrai réagir d’une manière appropriée à l’excitation qui m’arrive si une excitation arrive qui soit en rapport avec les images que peut réveiller en moi le mot que je viens d’entendre. Je suppose qu’on me dit « il pleut » ; il n’est pas nécessaire, pour que je dise que j’ai compris le mot, que je me sois représenté un ciel couvert, des gouttes de pluie, etc. Il suffit que consciemment, ou d’une manière à demi consciente, j’aille prendre mon parapluie au moment où je désire sortir. Si j’agis ainsi, je puis dire réellement que j’ai compris les mots « il pleut », alors même que je ne les ai nullement associés aux images qu’ils représentent. Le mot est simplement ici pour remplir l’office que remplirait la sensation de la pluie si j’avais cette sensation, mais il n’est pas nécessaire qu’il détermine une représentation semblable à l’objet qu’il représente, il suffit qu’il me mette à même de répondre d’une manière appropriée aux excitations du dehors, il suffit en un mot que je réagisse sous le mot comme je réagirais sous la sensation.

Je suis donc conduit à admettre cette proposition que comprendre un mot, une phrase, c’est non pas avoir l’image des objets réels que représente ce mot ou cette phrase, mais bien sentir en soi un faible réveil des tendances de toute nature qu’éveillerait la perception des objets représentés par le mot. Je n’ai pas besoin sans doute de faire remarquer que le mot signifie d’autant plus de choses pour une personne prise en particulier, que ses tendances sont plus com-