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REVUE GÉNÉRALE.histoire et philosophie religieuses

sa pensée en assurant qu’au fond il place la composition de l’écrit qu’il étudie vers l’an 50, c’est-à-dire avant le Nouveau Testament, tandis que d’autres rejettent le même écrit jusqu’à la fin du second siècle de notre ère. L’écart, on le voit, est considérable.

Ce qui a frappé M. Sabatier et l’a engagé à reculer jusqu’aux origines chrétiennes elles-mêmes la composition de la Didachè, c’est d’abord le caractère judaïque de ce traité ; c’est, en second lieu, l’indécision des tendances dogmatiques et ecclésiastiques, qui lui a paru caractériser une époque antérieure à l’éclosion des luttes de parti dans la naissante Église. « Le caractère de l’enseignement catéchétique contenu dans la Didachè, ses rapports avec un manuel de l’histoire évangélique diffèrent de nos synoptiques : la simplicité des rites du baptême et de l’eucharistie, les charges ecclésiastiques commençant à naître à côté des dons spirituels, la netteté des espérances finales et par-dessus tout le caractère judaïque du document, tout cela nous a ramené à la période des origines, où la pensée chrétienne, encore incertaine, formait plutôt une tendance du judaïsme qu’une religion nouvelle. » Il me paraît bien que, malgré son évidente impartialité, le traducteur de la Didachè subit ici l’illusion de ce christianisme « sans dogmes et sans miracles » dont le protestantisme libéral a inutilement prétendu retrouver la figure dans les documents authentiques de la primitive Église. Cela ne résulte-t-il point avec évidence des lignes suivantes : « Pourquoi vouloir faire de la Didachè un document émané d’une secte à part, de je ne sais quelle tendance inconnue jusqu’ici ? Ne rentre-t-elle pas très bien dans le développement de la doctrine et de la pensée chrétienne ? Tous les arguments psychologiques ne nous avaient-ils pas révélé à l’origine un christianisme d’un ton tout pratique, sans spéculation, ni métaphysique ? Pourquoi la Didachè n’en serait-elle pas le monument ? » Et l’écrivain, sans s’apercevoir qu’il cède à des considérations de pur sentiment en un terrain où il faudrait soigneusement s’en garder, ne craint pas d’ajouter : « Qu’on veuille bien le remarquer ! nous avons là un manuel ecclésiastique. Ce n’est pas le premier venu, fût-il apôtre ou disciple, écrivant un ouvrage de circonstance, c’est l’Église qui se donne un catéchisme, une liturgie, une discipline. Ce sont là les livres symboliques de la première Église, Or, un ouvrage de ce genre porte forcément sa date. » Et enfin : « La Didaché nous fait remonter au moment où la nouvelle foi ne s’est pas encore laissé enserrer dans le réseau d’une hiérarchie ; on est encore à l’époque de la religion pure, sans mystères, sans temple, sans prêtres ; elle nous montre dans la réalité cette religion laïque après laquelle court le protestantisme, mais qui a tant d’ennemis dans l’habitude que l’on a prise de considérer le clergé comme résumant l’Église, dans la paresse des fidèles heureux de s’en remettre à la décision de leurs directeurs et, faut-il le dire ? dans l’ambition des conducteurs spirituels, qui sont souvent bien heureux de former une classe à part. »

Dans quelques années, M. Sabatier ne pourra s’empêcher de sourire