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la civilisation étant devenue fait nécessaire, le sens qui projetait sur elle sa lumière s’éteindra pour ne plus se rallumer ; la pratique du bien, qui demandait au moi tant d’efforts, ne sera plus qu’un réflexe extraordinairement compliqué.

Telles sont les conclusions auxquelles nous conduisent déductivement les lois de la psychologie, lois dont nous devons accepter toutes les conséquences, sous peine de faillir à notre méthode et d’infirmer tous nos résultats précédents. Nous le répétons d’ailleurs, nul ne peut dire ni où ni quand une pareille évolution pourra s’achever. On peut même supposer, à la rigueur, que l’humanité tout entière s’éteigne avant que l’instinct social ait atteint nulle part l’état automatique, et conférer par là à la conscience morale, ou même à la religion, une sorte d’immortalité relative. Ces questions de temps et de lieu n’intéressent point nos recherches toutes théoriques, et il n’y aurait pour nous aucun profit à les aborder. Ne nous appuyant que sur des lois générales, ce sont des conclusions générales que nous prétendons seulement en tirer. Il est temps de clore notre travail. Nous aurions amplement réalisé nos vœux si nous avions réussi à appeler l’attention sur les points suivants :

1o Que c’est dans les données de la psychologie qu’il faut chercher l’origine des religions, et non dans les données de la philologie cosmologique, ni encore moins dans celles de la métaphysique ;

2o Que les lois de l’évolution mentale peuvent seules nous éclairer sur la nature, sur la valeur et sur le rôle des religions considérées comme des facteurs de l’évolution sociale ;

3o Que le fondement des manifestations religieuses n’est pas objectif ni représentatif, mais qu’il est subjectif et pratique, conformément à la grande loi psychologique d’après laquelle tout fait intellectuel est subordonné aux faits d’activité ;

4o Que les mythes sont des personnifications de conditions, extrinsèques ou intrinsèques, de l’adaptation collective ; les cultes, des sanctifications et des anticipations de ces conditions ;

5o Que la religion est une chose utile, au même titre que la conscience en général, et qu’elle remplit une fonction déterminée dans da vie de l’humanité, sans être soustraite aux lois communes de l’organisation mentale, sans pouvoir prétendre à une durée illimitée.

En un mot, la science des religions, si elle ne se contente point de décrire et de classer, si elle veut de plus expliquer et juger, doit devenir, de fait et non pas seulement de nom, un chapitre de la science des organismes, doit se poser les mêmes problèmes qu’elle et les résoudre par les mêmes méthodes : on l’avait un peu oublié dans tous les camps.

Paul Lesbazeilles.