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LESBAZEILLES. — bases psychologiques de la religion

d’autre part, qu’elle ne s’opérera que là où il sera devenu avantageux. Comme l’intérêt de la race a provoqué l’apparition de la religion, c’est lui aussi qui en déterminera l’extinction ; et comme la faculté de créer des dogmes et d’instituer des cultes a mesuré, dans le passé, la finesse culturale des peuples, l’impossibilité de les éliminer marquera dans l’avenir la grossièreté de leur organisation et leur inaptitude au progrès. Donc, quand la religion se dissoudra chez un peuple, c’est qu’il y aura chez lui, pour la remplacer, quelque chose qui vaudra mieux qu’elle : c’est là une vérité scientifique, non moins qu’un espoir consolant.

La disparition, d’ailleurs, ne se fera que progressivement, à travers bien des étapes et par bien des intermédiaires ; il est fort probable que ce qu’on appelle le sens moral est un de ces moyens termes qui séparent l’état religieux de l’état social automatique. Dans ce phénomène complexe, en effet, nous trouvons ce que nous pourrions appeler une dissolution du conscient au profit de l’inconscient. La partie consciente ne s’est pas encore entièrement effacée, mais elle est devenue vague et indécise ; elle a perdu tout contour précis ; elle s’est transformée en un sentiment, c’est-à-dire en un composé obscur et diffus de notions primitivement claires et distinctes. Mais, en même temps qu’il y a eu régression du côté représentatif du phénomène, il y a eu progression du côté pratique. Si la conscience morale est plus vague et plus flottante que la conscience religieuse comme fait intellectuel, combien elle est plus rigoureuse et plus sûre comme force promotrice de l’action ! comme les conditions de l’adaptation y sont mieux observées ! comme il y a moins de superfétations, d’efforts perdus et de démarches contradictoires ! Certes, autant un Européen civilisé est inférieur à un Arya des premiers âges pour la vivacité et l’éclat des conceptions religieuses, autant il l’emporte sur lui pour l’étendue et la précision de l’activité sociale. La conscience morale éclaire moins, mais dirige mieux que la conscience religieuse ; il y a eu perte et décadence pour la personnalité intellectuelle, gain et progrès pour l’adaptation héréditaire. Nous voyons donc incontestablement marcher de pair, dans le passage de l’état religieux à l’état moral, cette dissolution des éléments formels et cette intégration des éléments matériels qui s’accompagnent perpétuellement dans l’esprit, et dont le balancement est la loi régulatrice de l’évolution mentale. Poussez, par la pensée, le travail un peu plus avant : à la place de la conscience morale vous n’aurez plus que l’adaptation inconsciente. Les actes sociaux, trouvant dans les organismes des mécanismes appropriés, ne réclameront plus pour s’exécuter l’intervention de la conscience ;