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Un fait universellement reconnu d’ailleurs et qui montre bien encore que les images motrices sont intimement, sinon fatalement associées à nos idées des mots, c’est que nous avons une tendance, pour peu que la parole intérieure devienne vive, à prononcer réellement les mots que nous pensons. Chacun s’est surpris à parler à demi-voix, dans certains moments d’excitation. Le fait a été reconnu, je pense, par tous les observateurs de la parole intérieure. Il nous prouve à la fois l’association des éléments moteurs et des autres éléments de la représentation des mots, ainsi que la tendance que nous avons déjà signalée, de la parole intérieure à se compléter et à devenir une parole extérieure.

Les observations pathologiques confirment ce que nous avons vu jusqu’ici. Leur interprétation est souvent bien difficile. D’après une opinion assez répandue, l’aphasie proprement dite, celle qui résulte de la lésion de la troisième circonvolution frontale gauche, serait due à une amnésie des signes moteurs[1]. Quoi qu’il en soit, certains faits de troubles du langage semblent bien indiquer évidemment que les signes moteurs contribuent puissamment à la représentation des mots et au langage intérieur. Les cas de surdité verbale cependant peuvent être interprétés autrement que dans le sens indiqué. Il faudrait, pour se prononcer, connaître avec assez de précision la nature de la maladie pour être sûr qu’il ne s’agit pas seulement d’une rupture d’association entre l’idée et le mot entendu, et que la surdité verbale est due simplement à ce que les signes acoustiques ne sont plus rattachés à des images motrices qui serviraient à les interpréter. Le cas qui nous paraît se rapprocher le plus de ce désidératum est celui que cite Stricker d’une malade qu’il a observée à l’hôpital général de Vienne. Il s’agit d’une femme épileptique, d’environ quarante ans, qui entendait et ne comprenait pas. « En vain je criai à la malade de me tendre la main ; mais lorsque je lui tendis la mienne comme on a coutume de le faire pour donner une poignée de main, elle souleva aussitôt son bras gauche (le droit était paralysé) et posa sa main dans la mienne. Elle avait donc compris le signe de la poignée de main, et elle y avait répondu. Elle avait aussi entendu, et pourtant elle n’avait pas répondu à l’invitation qui lui avait été faite. » M. Stricker nous dit que l’autopsie montra chez la malade une lésion de l’île motrice orale, et il ajoute : « Quoi donc de plus probable que la supposition que la malade ne pouvait comprendre ce qu’on lui disait, parce que les représentations motrices orales lui manquaient. »

  1. Voir en particulier : Ribot, Les maladies de la mémoire, p. 130 et suiv.