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comme envers des êtres libres avant même tout raisonnement et par une impulsion d’instinct. C’est ainsi que l’enfant, par exemple, bat le meuble qui l’a heurté ou caresse le jouet qui l’amuse, par un mouvement tout spontané et sans aucune intervention de l’intelligence. Il serait possible que des rites rudimentaires se fussent constitués chez nos ancêtres par l’intégration de semblables habitudes irréfléchies, et que les mythes aient été inventés consécutivement à ces rites, pour les légitimer aux yeux mêmes de l’agent. Puis le mythe aurait à son tour réagi sur le rite, qui aurait achevé de se constituer. Cette hypothèse, bien qu’elle n’ait été, à notre su, présentée par personne, ne serait pas sans offrir quelque vraisemblance, et aurait même un avantage notoire sur la précédente : celui de placer un fait d’activité (habitude irréfléchie) avant le fait intellectuel, et de ne pas enfreindre la loi d’analogie qui nous fait rapporter au type du réflexe la conduite humaine tout entière. Mais ce sont là, on le sent bien, des artifices plutôt que des procédés sûrs et légitimes : du moment où le contenu du mythe est placé hors de l’homme, l’origine du culte devient forcément obscure.

La signification des rites apparaît au contraire clairement à ceux qui ont adopté le point de vue opposé. En effet, étant donné le mythe tel que nous le concevons, il doit nécessairement engendrer le rite ; le premier, sans le second, demeure incomplet et ne répond plus à sa propre définition : en un mot, les deux éléments, dans notre théorie, deviennent parties intégrantes d’un tout, de la même façon qu’ils se montrent, dans l’histoire, comme des faces complémentaires d’un seul fait. Essayons de le faire comprendre.

Parmi toutes les conditions de culture au milieu desquelles il se développe, — objectives ou subjectives, générales ou particulières, — l’homme, d’après l’hypothèse, s’est attaché spécialement à quelques-unes, en a pris une conscience plus vive et leur a donné un nom propre. Il a appelé Poseidaôn, par exemple, — c’est-à-dire celui qui donne le breuvage — l’usage général des eaux potables ; Alcide — le fils de l’énergie — l’abnégation de l’homme fort qui se met au service de ses contemporains, et ainsi de suite. Est-ce tout, et va-t-il s’arrêter là dans son élaboration ? La personnification des forces, naturelles ou humaines, qui concourent à l’activité collective, ne va-t-elle pas être suivie d’une seconde phase ? En même temps qu’il imagine les conditions réalisatrices de son propre progrès, l’être social ne fera-t-il pas quelque chose de plus ? — Oui, et ce quelque chose consistera à les vouloir. Il ne peut, en effet, s’abstraire de sa propre réalité comme sujet ; il ne peut oublier, en symbolisant la civilisation, que cette civilisation est la sienne, en prenant conscience du milieu où