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hasard dans un jeu complet, très ordinaire. Le point de repère qui lui servait à projeter l’image était invisible pour nous. D’un autre côté, un trait au crayon nous était inutile, la figure de la carte y suppléant. Au réveil, celle-ci, même renversée sur ses bords, fut retrouvée presque sans hésitation. O., à l’heure actuelle, c’est-à-dire à quatre mois de distance, le sujet saisit encore le portrait avec autant de facilité que le premier jour. Toutes les autres cartes sont aussi perçues avec leur couleur blanche, car, pour mieux faire ressortir le contraste, j’avais fait la suggestion telle. Cette expérience a été renouvelée depuis avec d’autres jeux ; jamais elle n’a échoué. Si, au lieu de cartes à jouer, on prend un paquet de cartes de visite, et qu’on fixe sur le dos de l’une d’elles l’image hallucinatoire, R… n’en réussit pas moins à la distinguer ; seulement il est un peu plus hésitant, son point de repère étant sans doute moins apparent. C’est donc de lui que l’on peut dire à juste titre que jamais il ne perd la carte.

Ainsi que M. Binet avait essayé de le faire sur ses sujets, j’ai voulu un jour faire objectiver par le mien ce phénomène subjectif, mais le calque obtenu n’a rien eu de remarquable, ce que j’ai attribué aux conditions défectueuses dans lesquelles nous nous trouvions, le sujet ayant trop de distractions.

Même succès constant dans les suivants :

Ruban métrique sur une feuille de papier blanc et traits fictifs en face de certaines subdivisions, ou ligne imaginaire retraçant les contours d’une carte blanche sur fond blanc[1].

Un jour je dis à R.., endormi : « Au sortir de chez moi vous me volerez, mais de manière à ne pas être surpris, la loupe qui se trouve sur cette table. » Une demi-heure après, le moment fatal arrivé, R… se lève, fait un demi-tour vers la table en question, escamote l’instrument avec une dextérité rare et prend congé de nous.

Dans la suite, je lui dis qu’une fois éveillé, il se verra présenter un cultivateur de ses amis, habitant la même localité, venu pour passer un jour avec lui. Je l’éveille, et peu après lui présente, mais sans mot dire, un étudiant assis à ses côtés depuis le commencement de la soirée. Tiens, voilà F…, » s’écria-t-il, et aussitôt de se jeter à son cou, et de le presser de questions. La conversation dura plus d’une demi-heure. Si elle excita l’hilarité des témoins de cette scène, ce fut

  1. Depuis la date de cette note, R… s’est soumis à de nouvelles expérimentations.

    Je prends au hasard une carte, et la lui exhibe, l’image toujours en bas. La suggestion porte, cette fois, que la carte est devenue imperceptible à la vue et au toucher ; en effet, le sujet déclare ne pas la voir, et lorsque dans ses tâtonnements pour la trouver, on la lui glisse entre les doigts, il affirme ne pas la sentir. Désireux de voir ce qui va se passer, je lui dis, après avoir battu le jeu, d’en compter à haute voix une à une toutes les cartes. À un certain moment, il répète, sans hésitation, deux fois le même nombre ; et cette répétition est le signal du passage de la carte incriminée. Faite à plusieurs reprises, avec des jeux différents, cette expérience ne s’est jamais démentie une seule fois.