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démontrent également la seconde partie de la définition que j’ai indiquée de la parole intérieure d’après laquelle la parole interne tend à devenir semblable à la parole extérieure considérée comme présentant trois phases distinctes. Nous n’avons pas encore à voir comment la parole intérieure tend vers la parole extérieure au point de vue de l’émission, mais nous voyons clairement que la parole intérieure tend vers l’hallucination auditive, et qu’elle y arrive quelquefois. Je rappellerai le cas cité plus haut et emprunté à Baillarger, ainsi que mes observations personnelles, et je citerai encore à l’appui le fait suivant que j’emprunte à M. Taine : « Théophile Gautier me raconte qu’un jour, passant devant le Vaudeville, il lit sur l’affiche : « La polka sera dansée par M. … » Voilà une phrase qui s’accroche à lui, et que désormais il pense incessamment et malgré lui par une répétition automatique. Au bout de quelque temps, ce n’est plus une simple phrase mentale, mais une phrase composée de sons articulés, munis d’un timbre, et en apparence extérieurs. Cela dura plusieurs semaines, et il commençait à s’inquiéter, quand tout à coup l’obsession disparut[1]. » La pensée, l’image interne seraient d’ailleurs, d’après M. Taine, une série d’hallucinations qui n’aboutissent pas.

Revenons aux images auditives et à leur importance au point de vue du langage intérieur. Une preuve des plus remarquables, et en même temps une des raisons les plus fortes que l’on puisse avoir de représenter le langage extérieur comme étant essentiellement une action réflexe auditivo-motrice, c’est le fait que la surdité entraîne généralement le mutisme, même quand elle arrive relativement assez tard dans la vie. « Il paraît, dit Kussmaul, que la limite d’âge supérieure jusqu’à laquelle une surdité peut dépouiller l’homme de la parole qu’il a déjà acquise est l’âge de la puberté. Dans la plupart des cas de surdi-mutité acquise après la naissance, l’apparition de cette infirmité date des quatre premières années de la vie ; ensuite elle devient de plus en plus rare jusqu’à l’âge de dix ans, et son début plus tard, jusqu’à l’âge de seize ans, est un événement des plus rares. Jusqu’à la puberté, les images de mots ne sont pas aussi adhérentes que plus tard, où la surdité endommage, il est vrai, fortement les images, mais n’est pas en état de les effacer[2]. »

Enfin des faits pathologiques nous montrent aussi que le phénomène auditif fait souvent partie intégrante du phénomène de la parole intérieure. Mais ces faits paraissent prouver plus que l’impor-

  1. Taine, De l’intelligence, t.  II, p. 30. Voir également t.  II, p. 25, 26.
  2. Kussmaul, Ouvr. cité, p. 331, 332.