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BOULLIER. — y a-t-il une philosophie de l’histoire

la dégradation de la volonté et la corruption des mœurs, le progrès est une suite naturelle, quoique non nécessaire, de notre constitution intellectuelle et morale.

Par là s’expliquent ses vicissitudes, ses transmigrations d’un peuple à l’autre, ses intermittences, ses irrégularités et ses éclipses, qui embarrassent si fort ceux qui veulent le faire fatal et surhumain.

Le progrès dépend de l’homme seul, de son intelligence et de sa volonté. Quelle n’est pas la haute moralité de cette doctrine ! Qu’elle est pleine d’encouragement et d’espérance ! Mettez en regard l’optimisme historique qui fait de l’homme l’instrument et le jouet de la fatalité, qui consacre toutes les victoires et qui consacre aussi toutes les défaites. Si au-dessus de nos têtes tout est réglé à l’avance, si le bien doit se faire sans nous ou même malgré nous, si nous sommes entraînés par une force irrésistible, au bien comme au mal, à quoi bon s’agiter, faire effort et lutter ? La sagesse est de rester les bras croisés, de s’abandonner soi-même et de laisser aller les choses. À ce système et à ses conséquences on peut appliquer ce que dit Sénèque du progrès d’une certaine philosophie : Quid mihi prodest philosophia si fatum est ? Quid prodest si Deus rector est[1] ?

Le Père Gratry, dans son ouvrage De la Morale et de la loi de l’histoire a dit que le progrès est la marche de Dieu sur la terre. À notre avis, il faudrait dire que c’est la marche, non pas de Dieu, mais de l’homme, dans les conditions où Dieu l’a placé et avec les facultés dont il l’a pourvu.

Comment s’y méprendre quand on considère combien cette marche en avant est faible et vacillante ? Quelles que soient les destinées de l’homme, c’est lui qui les fait ; les nations, comme les individus, sont filles de leurs œuvres. C’est l’homme qui fait le progrès, et non le progrès, même avec une lettre majuscule, c’est-à-dire transformé en idole, qui fait l’homme. Ces réflexions sur la philosophie de l’histoire, quoiqu’elles puissent paraître bien terre à terre, nous ont semblé avoir quelque importance pour dégager la providence trop compromise par quelques-uns dans nos affaires, et n’être pas sans utilité morale pour combattre ceux qui, dans l’attente que Dieu les aide, ne veulent pas s’aider eux-mêmes.

Francisque Bouillier
(de l’Institut).

  1. Epist., 10.