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BOULLIER. — y a-t-il une philosophie de l’histoire

grande force, de leur splendeur et de leurs triomphes. Que leur a-t-il donc manqué, et d’où la décadence est-elle venue ? Ce n’est pas l’intelligence, ce sont les qualités morales qui leur ont fait défaut ; les âmes, les caractères, les courages ont baissé, les mœurs se sont corrompues, au milieu du progrès des arts et des raffinements du luxe. Voyez au musée du Luxembourg le grand et beau tableau des Romains de la décadence. Comme le peintre nous met vivement sous les yeux l’état d’une société raffinée où l’élément moral a plus ou moins disparu ! Quelle leçon d’histoire et de morale ! Quel enseignement parlant aux yeux sur les véritables conditions du progrès ! Nous ne subsistons, a bien dit quelque part M. Renan, que par un reste de vertu.

Telle est la thèse que j’ai soutenue dans Morale et Progrès il y a déjà un certain nombre d’années. Quelques-uns semblent s’y être trompés ; M. Marion entre autres, dans son ouvrage sur la Solidarité morale, m’a reproché d’avoir conclu à l’incompatibilité de ces deux éléments. Ainsi aurais-je pris parti, avec Rousseau, contre la civilisation, contre les sciences et les lumières, comme s’il fallait retourner à l’état barbare ou sauvage dans l’intérêt de la morale. Loin de moi une pareille pensée ! Je ne suis point un ennemi de la civilisation et du progrès, et c’est précisément parce que je les aime que je m’attache à combattre ce qui serait leur ruine. Les deux éléments ne sont pas incompatibles, mais ils sont d’ordre différent ; ils peuvent, ils doivent marcher ensemble, mais cela dépend de nous. Où est le grand péril, c’est lorsqu’ils se désassocient ou lorsqu’ils ne sont plus en proportion l’un avec l’autre. Nous avons voulu dire, et nous le disons encore, que tout ce qu’on appelle le progrès est fort mal assuré quand il n’a pas l’élément moral pour soutien. Loin que le premier fasse obstacle au second, il en est, comme nous venons de le voir, l’appui nécessaire.

Qui donc nous contestera que le bon usage des biens dont nous jouissons importe encore plus que leur quantité ? Les lumières, les inventions, les richesses de toute sorte sont un danger pour qui les emploie mal ; sans la justice, tout bien peut devenir un mal. Cela est vrai pour les sociétés comme pour les individus. Ce bon usage, hors duquel il y a le mal, la décadence et non le progrès, dépend de l’élément moral qui est comme le sel de la terre sans lequel tout se corrompt, tout se pourrit. Les nations sont d’autant plus saines que le nombre des sages et des justes qu’elles contiennent dans leur sein est plus grand. Rien de pire que la corruption de ce qu’il y a de meilleur, c’est-à-dire des lumières et de la civilisation. Ici surtout il y a lieu de dire avec Sénèque : Corruptio optimi pessima. Nous pou-