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comparaison, d’avoir une commune mesure de l’un avec l’autre. Pour prouver que l’un et l’autre se tiennent à la même hauteur, il faudrait pouvoir établir que plus l’élément intellectuel va s’accroissant et plus augmente proportionnellement, dans le même temps et dans un même ordre social, le nombre des saints, des justes, ou, pour ne pas trop dire, le nombre des gens vraiment honnêtes, des hommes de bonne volonté, aux intentions pures, mundi corde. Il faudrait pouvoir regarder au-dedans dans le fond des cœurs. S’ils sont de nature différente, ils ne sont pas indépendants l’un de l’autre. L’élément moral peut être fort là où l’élément intellectuel est faible ; il peut y avoir autant de vertu dans un village obscur, au sommet d’une montagne, que parmi les habitants les plus éclairés de Paris ou de Londres. Il s’en faut bien que les lumières aillent toujours de pair avec les vertus.

Quel est donc le rapport de l’élément moral avec le progrès ? S’il n’y est pas compris, étant enfermé dans l’individu, il en est l’indispensable point d’appui, la condition essentielle, du moins à un certain degré, à une certaine dose que je n’entreprends pas de déterminer. Où fait défaut cet élément individuel, le progrès social ne saurait aller loin ; il ne se soutient plus, il s’affaisse ; il finit par se retourner contre lui-même. Supposez une société où il n’y ait plus que des âmes sans ressort, sans force, sans courage, sans conscience, où, comme dans Sodome, on ne rencontre pas dix justes, ou mieux une certaine quantité de justice et d’honnêteté. En dépit de toutes les lois, de tous les règlements ou mesures de police, de toutes les découvertes de la physique, de la chimie, de la physiologie, de tous les perfectionnements des arts et de l’industrie, en dépit de tous les raffinements du luxe et des plus brillants dehors, cette société est totalement en décadence, elle porte au cœur un mal dont elle mourra, abîmée dans la mollesse, la lâcheté et la corruption.

Il n’est pas de thèse plus fausse, plus dangereuse que celle de Buckle, qui déclare l’élément moral non seulement insignifiant, mais même dangereux et ne fait dépendre le progrès, le bien et l’avenir de l’humanité que de l’élément intellectuel tout seul. Quels démentis cette thèse ne reçoit-elle pas de toute l’histoire ancienne et moderne ! Les périodes de décadence ne sont pas celles où l’élément intellectuel a manqué, mais bien celles où l’élément moral est resté en arrière. Sans vouloir déclamer ni évoquer avec Rousseau la grande ombre de Fabricius, voyez Athènes, Rome, Byzance, Alexandrie à leur déclin. Certes, l’esprit n’y était pas moins cultivé, les lumières étaient plus grandes et plus répandues qu’aux temps de leur plus