Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXI, 1886.djvu/347

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
343
BOULLIER. — y a-t-il une philosophie de l’histoire

comme les idées ou les découvertes scientifiques ; elles ne font pas partie de ce patrimoine toujours plus riche que les siècles passés lèguent aux siècles futurs. Quel que soit le nombre des hommes honnêtes et vertueux qui aient existé avant nous, ils ne nous ont rien laissé de leur vertu, sauf un exemple à suivre. Il ne s’est pas formé comme un dépôt, un trésor de vertu, qui serait assurément le plus précieux de tous, où leurs descendants aient la faculté de puiser et de se fournir à bon compte, sans se donner d’autre peine que de tendre la main.

L’homme de bien emporte avec lui sa vertu dans la tombe, comme l’artiste son génie. Si l’art et la vertu étaient progressifs comme la science, ne verrions-nous pas la terre se peupler de saints, et d’artistes, de poètes toujours de plus en plus nombreux, de plus en plus grands, de plus en plus parfaits. Il y aurait des milliers d’Homère, de Phidias, de Raphaël, de saint Vincent-de-Paul. Or, nous sommes loin d’y voir quelque chose de pareil.

Appelons, pour abréger, élément moral toutes ces qualités, force, courage, bonne volonté, vertu qui font l’homme de bien, tandis que nous appellerons élément intellectuel celles dont nous avons constaté le caractère perfectible. Il n’y a pas heureusement opposition entre l’un et l’autre de ces deux éléments, mais s’ils ne sont pas opposés, ils ne se comportent pas de la même manière. Le progrès ne réside pas dans l’élément moral, mais le progrès n’aurait pas lieu, ou du moins il ne se soutiendrait pas longtemps sans lui.

Il ne faut pas se tromper sur le sens où nous disons que l’élément moral est en dehors du progrès. Le progrès d’où nous venons, non pas de l’exclure, mais de le distinguer, est le progrès social, non le progrès individuel. L’élément moral est perfectible sans doute, mais seulement dans l’individu et par l’individu. Cette œuvre du progrès moral, la première de toutes, et par excellence obligatoire, est imposée à chacun de nous, sans que nul puisse compter sur d’autres que sur lui-même pour l’accomplir. Jusqu’à la fin, elle sera à recommencer sur de nouveaux frais, pour ainsi dire, par chaque homme venant en ce monde, et c’est en cela seul, je veux dire dans la bonne ou la mauvaise volonté, que consistent, pour chacun, le mérite et le démérite. Perfectibilité individuelle et non sociale, voilà par où l’élément moral se distingue de l’élément intellectuel. L’un est restreint dans la sphère de l’individu, l’autre s’étend à l’humanité tout entière.

La nature propre de chacun de ces deux progrès étant déterminée, il s’agit d’examiner quels sont leurs rapports réciproques. Comme l’élément moral est purement interne, tandis que l’élément intellectuel se manifeste au dehors, il n’est pas possible d’établir une exacte