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Spencer ou de Fichte et de Condorcet ne serait pas plus dispensé de force, de courage, de vertu que l’homme primitif ou que nous-même, dans la société imparfaite où nous sommes.

Quand même aurait été découvert ce secret de l’euthanasie, que Bacon conseillait aux médecins de rechercher, quand même le cas tout particulier de l’euphorie des mourants deviendrait un cas général, cette grande douleur et cette grande épouvante de la mort seront toujours là pour mettre à l’épreuve, dans une heure solennelle, notre force et notre courage, qu’il s’agisse de nous-même ou de ceux que nous aimons. Quel régime, quelle découverte, à moins de nous réduire à l’état de brutes, nous épargnera la grande douleur, à nulle autre comparable, des séparations éternelles ?

En outre de la mort, l’homme n’aura-t-il pas d’ailleurs chaque jour à faire effort pour devenir ou rester maître de lui, pour se contenir et s’abstenir, pour respecter au-dedans de lui-même et dans les autres la dignité humaine ? Je veux bien que, dans une société plus parfaite, il y eût certaines vertus qui passent du premier au second rang, comme la vertu antique de l’hospitalité, ou même comme les vertus guerrières, dont nous avons cependant encore si grand besoin aujourd’hui. Mais combien d’autres sont essentielles à l’homme, fût-il dans un paradis terrestre, à l’encontre de l’intempérance, de l’envie, de la convoitise ! L’abondance de toutes choses, les délices d’une vie sans labeur ne rendront pas la tempérance moins nécessaire ni plus facile. Il y aura dans cette Cité du Soleil des citoyens mieux doués, mieux partagés les uns que les autres ; l’envie aura donc toujours où se prendre. Molière a eu cent fois raison contre Fourier et Spencer quand il a dit : Les envieux mourront, mais non jamais l’envie. Les mauvaises convoitises non plus ne mourront pas ; et alors que tous seraient riches, ne restera-t-il pas la convoitise de la femme, sinon du bien d’autrui ? Il faudra donc jusqu’à la fin parmi les hommes quelque chose de ces vieilles vertus que des réformateurs mal avisés et aveugles voudraient mettre au rebut comme hors de mode et d’usage. Dans la société la plus civilisée, la plus raffinée, comme dans la société la plus grossière, l’homme ne pourra donc jamais se passer de vertu ou de force morale.

Or, vertu, bonne volonté, force morale, pas plus que le génie et l’inspiration, quoi que pense Condorcet, ne sont pas compris dans le domaine du progrès social, comme la science et les lumières, ainsi que je pense l’avoir amplement démontré dans un de mes ouvrages[1]. Elles ne se transmettent pas d’esprit en esprit, de main en main,

  1. Morale et Progrès (Didier).