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BOULLIER. — y a-t-il une philosophie de l’histoire

que celui auquel la force du génie peut être portée. Qui sait, par exemple, s’il n’arrivera pas un temps où nos intérêts et nos passions n’auront pas plus d’influence que nous ne les voyons en avoir aujourd’hui sur nos opinions scientifiques, où toute action contraire au droit d’un autre sera tout aussi physiquement impossible qu’une barbarie commise de sang-froid à la plupart des hommes[1] ? » Fichte, non moins enthousiaste que Condorcet, s’écrie : « Un jour viendra où la pensée même du mal s’effacera de l’intelligence humaine[2]. » Pour l’un, comme pour l’autre, le progrès des lumières et le progrès de la vertu marchent de pair.

Spencer, sur la foi de l’évolution, s’abandonne à des rêves non moins merveilleux. Il se persuade, lui aussi, que la justice ne pourra pas plus ne pas régner un jour, que l’équilibre ne peut manquer de s’établir entre des corps soumis à la loi de l’attraction. L’évolution, dit-il, ne se terminera que par l’établissement de la plus grande perfection et du bonheur le plus complet. En vertu de ce même principe de l’évolution, il croit que la moralité, l’individuation, la vie parfaite seront en même temps réalisées dans l’homme définitif, et enfin que l’homme deviendra organiquement moral[3]. Cela veut dire que l’homme fera naturellement le bien, comme le chien est fidèle, comme le cheval est ardent, sans nul effort pour nous commander à nous-mêmes, sans lutte, sans combat. La force morale deviendra désormais, grâce au progrès, chose tout à fait superflue. Il n’y aura, pour bien faire, qu’à nous laisser doucement aller à tous nos penchants. C’est là d’ailleurs un point commun à presque tous les réformateurs contemporains[4].

VI

Supposons, pour leur complaire, un état social où il y ait à la portée de chacun un spécifique contre tous les maux, un baume pour toutes les douleurs. Otez-en la misère ; mettez les pauvres au niveau des riches, supposez que tous les intérêts se concilient harmonieusement de façon à ce qu’il n’y ait plus de frottement, plus de lutte, plus de rivalité au milieu de cet Éden imaginaire ; l’homme définitif de

  1. Fragment sur la Nouvelle-Atlantide de Bacon.
  2. Destination de l’homme, 3e partie, la Croyance.
  3. Premiers principes, traduction Cazelles, p. 550.
  4. Il est juste de remarquer que, dans des ouvrages postérieurs, Spencer semble avoir perdu quelque chose de sa foi dans cette perfectibilité indéfinie. L’attente modérée, ainsi que la sobriété en fait d’espérances du meilleur qu’il recommande aux sages, nous le montre revenu de certaines illusions. Voir ses Principes de sociologie.