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sa contingence, mais par toutes les restrictions qu’il souffre dans sa durée et dans son objet. Comme il est certain qu’il n’a pas commencé avant l’homme, il n’est pas moins certain qu’il finira avec l’homme, sans sauter d’un monde à l’autre pour y continuer son cours terrestre. Nous voulons bien que le monde soit encore dans sa jeunesse, mais il n’en finira pas moins, si loin qu’on recule la consommation des siècles. Nécessairement borné dans le temps, il ne l’est pas moins dans l’espace. Que d’êtres humains, que de peuples, que de contrées dans le monde ancien et dans le monde nouveau demeurent en dehors de lui !

Il n’est pas, d’ailleurs, moins limité dans son objet, c’est-à-dire par les bornes inhérentes à la nature humaine elle-même. Ici encore le rêve de la perfectibilité infinie ou même indéfinie vient se heurter contre d’invincibles obstacles. Veut-elle les franchir, elle se couvre de ridicule.

Même en laissant de côté les rêves planétaires auxquels nous avons déjà fait allusion, que de rêves non moins chimériques sur la perfection dont l’humanité serait susceptible sans sortir de notre terre ! Le chimiste Priestley, en qui Condorcet reconnaît un des apôtres les plus considérables de sa doctrine, nous prédit que l’existence du monde deviendra glorieuse et paradisiaque au delà de tout ce que l’imagination peut concevoir. Condorcet n’est pas le seul qui ait cru à une prolongation indéfinie de la durée de la vie ; selon l’Anglais Godwin, la vie se prolongera indéfiniment par la domination de l’esprit sur la matière, et la reproduction, aussi bien que la mort, cesseront à la fois[1]. Fourier, le plus fou des rêveurs, n’ose en ce point cependant aller aussi loin que Godwin et Condorcet ; il ne nous fait pas même vieillir autant qu’un patriarche ; il se contente de nous gratifier d’une prolongation de vie d’un siècle ou deux au sein du phalanstère et de l’harmonie universelle.

S’il n’est pas donné au progrès de nous faire des corps éternels en dépit des lois de la physiologie et malgré tous les élixirs de longue vie que pourra découvrir la médecine de l’avenir, il ne lui sera pas donné davantage de nous mettre jamais entièrement à l’abri de tout mal et de toute douleur, quels que soient les perfectionnements futurs de la science et de l’organisation sociale. Condorcet ne s’est pas contenté de promettre à l’homme physique une presque immortalité : la bonté morale, comme la vie, lui paraît également destinée à un accroissement indéfini. « Le degré de vertu auquel l’homme, dit-il, peut atteindre un jour, est tout aussi inconcevable pour nous

  1. Cité par J. Sully dans son ouvrage sur le Pessimisme.