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BOULLIER. — y a-t-il une philosophie de l’histoire

de dire d’une manière absolue que toujours la victoire est du bon côté, mais il faut bien convenir qu’en général le victorieux, au temps de son triomphe, l’emporte sur le vaincu par certaines qualités. Nous n’admettons pas le prétendu plan providentiel et fatal dans lequel Bossuet a fait rentrer de force l’histoire du genre humain, mais nous ne pouvons méconnaître ce qu’il y a de vrai dans cette explication qu’il donne des victoires des Romains : « Dans ce jeu sanglant où les peuples ont disputé de la victoire et de la puissance, qui a prévu de plus loin, qui s’est le plus appliqué, qui a duré le plus longtemps dans les grands travaux, et enfin qui a su le mieux ou pousser ou se ménager suivant la rencontre, à la fin a eu l’avantage et a fait servir la fortune à ses desseins[1]. » On peut en dire autant non seulement des Romains, mais de tous les victorieux anciens et modernes. Combien ne devons-nous pas, pour le présent et l’avenir, méditer ces maximes, après les avoir trop négligées dans le passé ! M. de Rémusat a dit en d’autres termes, mais au fond dans le même sens que Bossuet : « Les nations ne sont d’ordinaire que ce qu’elles ont voulu et n’obtiennent que ce qu’elles ont mérité[2]. »

Dans un ouvrage plein des plus justes et des plus nobles vues sur les rapports de la morale et de l’histoire, le P. Gratry se plaît à citer un passage de l’Écriture : Deus fecit nationes sanabiles, qu’il ne cesse de traduire ou de commenter avec la plus persuasive éloquence. Il n’y a, dit-il, dans le sein des nations ni un venin mortel ni un baume triomphant ; il y a dans les peuples, comme dans les hommes, la liberté[3]. Que les nations n’accusent donc qu’elles-mêmes et non les destins, les astres ou les dieux de leur chute ou de leur décadence. Elles n’ont pas affaire à des ennemis doués de pouvoirs surnaturels, à des ennemis qui soient dans le ciel, mais à des ennemis de chair et de sang en dehors d’elles, ou au dedans d’elles-mêmes à leurs vices et leurs passions. Appliquons-leur à toutes ce que dit Turnus dans le dixième livre de l’Enéide[4].

Ainsi le progrès est contingent et d’œuvre humaine. Il est continu, mais il n’a rien de constant, rien d’uniforme ; il est instable et mobile comme la liberté humaine dont il est l’œuvre. De même que cette conception du progrès est la seule qui soit conforme aux faits historiques, de même elle est la seule qui ait la vertu d’exciter et de soutenir nos efforts, la seule qui soit fortifiante et morale.

Ce caractère tout humain du progrès apparaît non seulement par

  1. Histoire universelle, les Empires.
  2. Politique libérale.
  3. La morale et la loi de l’histoire, 2e éd., 1er vol. , chap.  III.
  4. Numina nulla premunt, mortali urgemur ab hoste — Mortales.