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déplacée et le progrès avec elle, jamais elle n’a entièrement disparu de la face de la terre. À travers toutes les catastrophes des hommes et des choses, l’historien ne cesse pas d’apercevoir ses vestiges tantôt chez un peuple, tantôt chez un autre. Elle a des défaillances et des éclipses, mais elle ne meurt point. Les invasions barbares du IVe siècle et du ve siècle n’ont pas complètement rompu la tradition classique de l’antiquité au moyen âge.

Rien ne se perd dans le monde matériel, c’est un des plus grands et des plus féconds principes de la science contemporaine. N’en est-il pas de même dans le monde des idées ? ce qui se perd ici se retrouve ailleurs, bien souvent accru, augmenté, perfectionné. Sur ce sol de l’histoire où apparaissent tant d’espaces jonchés de ruines ou demeurés en friche, toujours on découvre quelques parties verdoyantes et fécondes où croissent les belles moissons. Plus on va en avant et plus on les voit s’agrandir aux dépens du sable et du désert. La civilisation et le progrès sont semblables à un fleuve qui féconde, et qui, tout le long de son cours, se grossit d’affluents sur ses deux rives. Mais combien ce fleuve n’est-il pas irrégulier et capricieux, tantôt lent, tantôt rapide, tantôt large et profond, tantôt mince et presque à sec, tantôt en ligne droite, tantôt avec mille détours, suivant les obstacles qu’il rencontre ! En combien d’endroits ne peut-on pas montrer son ancien lit desséché et le sable aride où s’étendaient les plaines fertiles !

V

Pour en finir avec les comparaisons, le progrès, quoique non fatal, suit naturellement de la nature même de l’homme, tout en étant sujet aux vicissitudes de toutes les œuvres humaines, selon le bon ou le mauvais usage que nous faisons de nos facultés. De là des conséquences d’une haute moralité pour les nations, comme pour les individus. Elles ont à se préserver de l’excès de la confiance dans la bonne fortune, comme du découragement dans la mauvaise. Si l’individu fait sa destinée, bien plus encore cela est-il vrai des nations ; où le bon vouloir d’un seul ne peut triompher, le bon vouloir de tous, le bon vouloir du grand nombre peut l’emporter et redresser la fortune. Ainsi les nations s’élèvent par leurs mérites et s’abaissent ou tombent par leurs fautes, par leur corruption, par leur mollesse. Il dépend d’elles, si elles sont malades, de se guérir, et, si elles tombent, de se relever. Nous nous garderons