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BOULLIER. — y a-t-il une philosophie de l’histoire

les humbles commencements de cet édifice du progrès, qui grandira avec les siècles. C’est comme la première et faible mise de fonds que saura faire valoir le marchand industrieux qui commence avec peu et qui finit avec des trésors accumulés. Il n’y a plus rien à dire sur cette suite de connaissances spéculatives et pratiques, de progrès dans les sciences et dans l’industrie qui s’enchaînent et dont chaque siècle grossit plus ou moins le patrimoine de l’humanité.

Comme elle hérite d’un patrimoine intellectuel, l’humanité hérite aussi d’un patrimoine moral, mais entendu en un certain sens qu’il faut déterminer avec précision pour éviter de fâcheuses équivoques. S’il y a une transmission et accumulation de lumières intellectuelles, il y a aussi une transmission non pas de vertus, mais de lumières morales. Entre les lumières et les vertus, il y a une distinction importante à faire. Les hommes ne deviennent pas plus vertueux, au sens propre du mot, mais leur intelligence s’enrichit de notions, sur le progrès des hommes, intellectuelles, morales plus exactes, plus étendues ; il y a moins de mal dans les actions mieux réglées ou contenues par le dehors, s’il n’y a pas plus de bien dans les intentions et dans les cœurs.

Peut-être à ce double héritage intellectuel et moral faut-il ajouter encore un certain héritage d’ordre physiologique. Sans croire avec Bagehot que la civilisation se transmette par le fluide nerveux, vu que les modernes et les contemporains naissent avec des facultés plus puissantes que les anciens, on peut croire que certains penchants s’atténuent, et qu’à travers une suite de générations, en allant des barbares aux civilisés, il se fait à la longue une sorte d’adoucissement naturel dans les mœurs, quelque chose d’analogue à ce qu’un animal sauvage apprivoisé transmet à des petits qui naissent eux-mêmes apprivoisés. Mais cet adoucissement n’est guère qu’à la superficie et ne se maintient que dans le cours calme et réglé des choses. Que l’équilibre social soit troublé, que le frein qui contenait certains penchants vienne à être rompu ou même relâché, on voit avec épouvante réapparaître des traits de l’ancienne férocité.

Laissons de côté ce prétendu progrès physiologique par la transmission du sang ou du fluide nerveux, dont l’existence n’est que bien faiblement démontrée et dont le rôle d’ailleurs serait tout à fait secondaire. Le progrès des lumières, qui est certain, suffit à lui seul pour faire que l’humanité, sans marcher de front ni en droite ligne, aille en avant vers quelque chose de meilleur. Mais combien, dans cette marche progressive, restent en arrière !

Que de fois aussi la civilisation ne s’est-elle pas déplacée pour visiter d’autres peuples et d’autres rivages ! Toutefois, si elle s’est