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BOULLIER. — y a-t-il une philosophie de l’histoire

l’humanité terrestre, comme a dit Enfantin, il appartient au pays des rêves et des chimères. Notre raison se refuse absolument à suivre certains apôtres du progrès à travers les métamorphoses, les palingénésies, les réincarnations, les migrations de planète en planète par où leur imagination se plaît à faire passer et voyager l’humanité après cette vie et hors cette terre. Les visions de Jean Raynaud, ou même du P. Gratry, et d’autres encore, sur les diverses étapes de l’humanité transfigurée dans le monde des astres, ne peuvent que nous amuser comme les voyages de Cyrano de Bergerac dans la lune ou les contes de Charles Perrault. Il nous manque l’échelle de Jacob pour monter avec eux de la terre au ciel ; nous sommes attachés par des semelles de plomb à notre pauvre petite planète natale.

Ce champ du progrès étant ainsi circonscrit dans l’espace et la durée, nous avons à rechercher, pour remettre à sa place la philosophie de l’histoire, pour la contenir en ses vraies limites, ce qu’il est en lui-même, d’où il dérive, ce qu’il comprend et ce qu’il ne comprend pas.

IV

Le progrès est-il quelque chose de fatal, de nécessaire qui nous entraîne vers le bien ou le mieux, même malgré nous et en dépit de tous nos mauvais vouloirs, de tous nos penchants au mal ? L’homme étant la cause unique que nous assignons au progrès, par là même est exclue l’idée de fatalité et de nécessité qui s’impose, soit qu’on lui donne pour origine l’évolution cosmique, soit qu’il nous vienne d’en haut par un décret providentiel. Combien d’ailleurs cette fatalité du bien s’accommode difficilement avec l’observation des faits historiques et le cours des choses ! Il y a une pente naturelle vers le progrès ; il y a, nous l’accordons, malgré bien des déceptions, malgré bien des temps d’arrêt, ou même des pas en arrière, de fortes présomptions en faveur de son triomphe définitif. Mais dans le passage de l’humanité d’un état pire à un état meilleur, rien ne ressemble à l’action d’une force aveugle et fatale, comme dans le passage du globe de l’état gazeux à l’état liquide, ou comme dans les développements d’une cellule vivante. Le progrès ne s’opère par nulle force occulte et mystérieuse, mais en quelque sorte au grand jour par une force intelligente et libre, à savoir la nature même de l’homme qui en est à la fois le sujet et l’artisan.

Qu’on considère cette nature de l’homme, sa raison, sa liberté, sa