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Presque tous s’accordent à ériger le progrès en loi suprême de l’humanité ; quelques-uns même en font un Dieu et ne l’écrivent qu’avec une mystérieuse majuscule. Mais si tous s’accordent à prononcer son nom, que de diversités, que d’erreurs dans la manière dont l’entendent certaines écoles ! Suivant les uns, il est fatal en tant que cosmique, suivant les autres il est fatal en tant que providentiel, suivant les uns il est infini ou indéfini, et se continue dans d’autres séjours après cette terre, suivant les autres, au contraire, il est fini, partiel, contingent, libre et purement humain.

Détachons d’abord le progrès humain de l’évolution cosmique dont il ne serait, selon quelques-uns, que le prolongement fatal en vertu des lois de l’univers, à partir de la concentration des nébuleuses. Le progrès, en effet, est un mot qui n’est nullement univoque, comme ils semblent le croire, au regard de l’homme et de la nature. Le progrès cosmique, géologique, zoologique ou physiologique, le progrès ou, comme on dit, les processus, mot dont on abuse aussi singulièrement, de la cellule ou du développement de toutes les parties de l’être vivant, ne peuvent se confondre avec ce que les anciens appelaient proficere, profectus, et avec ce que nous-même nous entendons quand nous parlons du progrès de l’humanité. Progrès signifie non seulement une marche en avant, mais une marche intelligente, libre, et, en connaissance de cause, vers une fin qui est notre bien. L’être qui n’a ni liberté ni intelligence peut passer d’un état à un autre, se développer ou évoluer, mais il ne progresse pas.

En quoi, par exemple, l’état liquide de notre globe pris en lui-même, est-il un progrès sur l’état gazeux, ou l’état solide sur l’état liquide ? On nous dira sans doute que ces états successifs ont été un progrès parce qu’ils préparaient l’avènement de l’homme sur la terre, ou plutôt parce qu’ils en étaient la condition préalable. Mais entre la scène sur laquelle les acteurs doivent paraître, quand elle sera prête, et les acteurs eux-mêmes, quelle que soit la liaison de ces deux faits, il y a un hiatus qu’une trompeuse synonymie de mot ne saurait combler. Ne confondons donc pas le progrès avec le développement matériel des conditions de l’existence de l’humanité sur cette terre, et conservons exclusivement pour elle ce beau mot de progrès.

Si le progrès commence seulement avec l’humanité, il finit avec elle. Ce sont là les deux bornes infranchissables, en avant et en arrière, du champ hors duquel ou le progrès n’est plus, ou il n’est pas encore. Au progrès avant l’homme, il manque un sujet perfectible. Quant au progrès après l’homme et hors la terre humaine ou