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quoi faites-vous ces grimaces ? Est-ce que c’est bien amer ? — Non, dit elle, pas du tout, et, cependant, je ne puis m’empêcher de faire des grimaces comme si c’était très amer. »

De même encore à une autre personne, Mme M…, je dis : — Voilà un serpent. Elle se met à rire et me répond : — Il n’y a pas de serpent, — et cependant elle recule. — Pourquoi reculez-vous ? lui dis-je. — Je ne sais pas ; mais en tout cas je ne le vois pas. — Eh bien, dis-je alors, le voici qui approche. Quoiqu’elle ne le voie pas, elle recule, absolument comme si elle l’avait devant les yeux. Comme j’insiste, elle reconnaît qu’elle ne le voit pas du tout, mais qu’elle est forcée de faire les mêmes gestes que si elle le voyait. Et, de fait, elle semble prise d’une véritable frayeur. Elle court dans la chambre, se cache derrière les rideaux, monte sur les chaises, comme si réellement elle voulait échapper à ce serpent qu’elle ne voit pas et qu’elle sait parfaitement ne pas exister.

Il y a donc évidemment une contradiction tout à fait extraordinaire entre ces gestes exagérés, irrésistibles, et cette absence d’hallucination. Il s’agit, en quelque sorte, d’une conviction superficielle, conviction qui va jusqu’à provoquer le geste et l’attitude, mais qui ne va pas jusqu’à entraîner la croyance. Quelque invraisemblable que paraisse ce phénomène, je l’ai observé trop souvent pour ne pas être assuré de sa réalité. Il semble que la première influence de la suggestion soit sur les mouvements, sur la physionomie, comme si l’attitude et la physionomie étaient, dans une certaine mesure, fonctions indépendantes de la croyance et de la conscience.

C’est ce qui se passe encore à peu près chez les hypnotisés, lorsqu’on leur dit : « Pleurez ou riez. » Alors ils se mettent à pleurer ou à rire ; mais c’est sans conviction. Le geste, l’attitude sont conformes à l’ordre donné, mais ne sont pas conformes à la pensée intérieure.

Les mots me paraissent d’ailleurs insuffisants pour décrire cet automatisme spécial, où l’intelligence et la conscience ne sont pas atteintes et où il n’y a de modifications que dans les actes. C’est un automatisme extérieur, qui n’atteint pas la conscience même, et qui ne porte que sur les phénomènes moteurs.

Je noterai que dans l’intoxication par le hatschisch on observe parfois un phénomène analogue. Les gestes sont exagérés, alors que les idées sont bien inférieures à la surabondance de ces gestes.

En tout cas cette petite expérience montre à quel point, malgré leurs étroits rapports, les phénomènes de conscience, d’une part, et d’innervation motrice, de l’autre, peuvent être dissociés. Nous aurons probablement l’occasion de montrer toute une série de phénomènes moteurs, complexes, harmoniques, intelligents, réfléchis, qui se passent en dehors de la conscience.

Ch. Richet.