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tes limites, au lieu que le libre arbitre par essence peut rompre cet équilibre comme il l’entend. Et si le beau est distinct du libre arbitre, ne faut-il pas le rapprocher de cette libertas major dont parlait saint Augustin[1], que M. Adam considère comme la vraie (p. 221) et qui consiste à ne se décider que pour le meilleur ? De ce nouveau point de vue toutes les différences posées par l’auteur entre le beau et le bien ne s’évanouissent-elles pas ? Cette différence existe pourtant, l’auteur en est convaincu ; il l’aurait rencontrée peut-être si, moins docilement fidèle aux enseignements de Kant, il avait vu qu’une action, pour être bonne moralement, doit pouvoir se légitimer aux yeux de la raison, tandis qu’il suffit à la beauté de pouvoir être sentie. Aussi le langage usuel a-t-il peut-être raison de parler tantôt de belles, tantôt de bonnes actions : une action héroïque qu’on ne saurait trop comment justifier est belle plutôt que bonne ; une action que la raison commande et dont elle connaît toutes les conséquences est bonne plutôt que belle. N’admettant pas cette distinction, la seule véritable, croyons-nous, M. Adam doit être bien empêché, malgré ses efforts, pour différencier les uns des autres les sentiments esthétiques et les sentiments moraux. Aussi nous dit-il que l’idéal de la beauté ou de la moralité est identique : il consiste en une « inclination naturelle à dépasser toute limite donnée par l’expérience, et un sentiment très vif, plutôt qu’une idée distincte, de certains rapports de perfection entre les choses (p. 26) ». Et l’auteur complète la similitude en disant que les sentiments qu’inspirent les œuvres d’art sont aussi universels que ceux qu’inspirent les actions morales, et il ne craint pas d’ajouter : « Les tragédies de Corneille excitent aujourd’hui dans la foule le même enthousiasme qu’excitait autrefois la poésie d’Homère jusque chez les derniers d’entre les Grecs (p. 27), » ce qui ferait sans doute sourire l’administrateur de la Comédie Française.

Et d’ailleurs l’auteur reconnaît lui-même que l’inutilité du beau n’est qu’apparente, qu’il est la plus utile des choses, puisqu’il complète et achève l’homme. Or, ce qui complète l’homme et le fait arriver à toute la perfection que comporte sa nature ne peut être que le bien. Aussi avons-nous vu l’auteur contredire dans son chapitre sur l’utilité du jeu artistique tout ce qu’il avait dit avant de son inutilité. Et si nous cherchons la raison de cette contradiction, nous la trouverons dans la thèse même : l’auteur a vu qu’il existe un rapport entre le beau et la liberté, mais il a voulu en même temps suivre la doctrine esthétique de Kant ; or, il se trouve que cette doctrine est opposée, comme tout le kantisme, d’ailleurs, à la doctrine du libre arbitre. Le balancement nécessaire de deux facultés soumises l’une et l’autre à des lois nécessaires produit en nous un charme indicible où nous nous jouons : ce jeu est une satisfaction, mais n’a aucun but, aucune utilité ; il ne peut en avoir, puisqu’il est illusoire et qu’il ne nous donne que l’apparence d’une liberté que nous ne possédons pas. Pour M. Adam, au contraire, cette

  1. Op. Imperf. C. Julian., VI, 19.