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ANALYSES.adam. Essai sur le jugement esthétique.

ments esthétiques sont possibles, non parce que l’homme est un être sensible, ni parce qu’il est un être raisonnable, non pas même encore précisément parce qu’il est l’un et l’autre à la fois, mais plutôt parce qu’il est un être libre (p. 241). » Il n’y a dans le jugement esthétique ni obligation morale, ni nécessité physique ou mathématique. « Aussi ce jugement n’a-t-il point de règle. » Il est une œuvre de liberté et a pour effet d’augmenter cette liberté même qui le produit : Vires acquirit eundo.

Nous croyons avoir fidèlement résumé le livre de M. Adam. Nous avons exprimé notre avis sur quelques points de détail. Il nous reste à formuler notre jugement sur l’idée maîtresse et sur l’ensemble de l’œuvre.

Disons tout d’abord que, pour ce qui regarde les jugements du beau, il nous semble qu’il y a un grand fond de vérité dans la thèse que renouvelle M. Adam. Oui, sans doute, c’est l’accord charmant de deux facultés ennemies qui produit dans l’âme le plaisir du beau ; oui encore, c’est la coexistence des passions et de la raison qui est la condition d’existence du libre arbitre : mais s’ensuit-il que le sentiment du beau soit un effet du libre arbitre ? Sommes-nous donc libres de trouver laides les vierges de Raphaël ou de n’être point émus à l’air du Mancenillier ? Pourrions-nous, quoi que nous fissions, trouver beau Quasimodo si nous le voyions passer dans la rue ? La puissance de l’artiste créateur est sans doute accrue quand il enfante un chef-d’œuvre : est-il vraiment libre ? Shakespeare était-il libre de faire sa Desdémone ou son Hamlet autrement qu’il ne les a faits ? N’obéissait-il pas à une vision intérieure née en lui sans doute, mais engendrée en lui par ce que lui-même aurait appelé comme nous tous : son génie ? C’est le dieu intérieur qui crée les images que réalise l’artiste au dehors ; l’artiste se sent si bien dominé qu’il s’écrie : Deus, ecce Deus, et qu’il attribue son œuvre à une révélation mystérieuse et géniale. Comment serait-il libre, s’il ne le sent point ? car on peut contester qu’en bonne logique on soit en droit de déduire l’existence du libre arbitre de la croyance intérieure à la liberté, mais il est bien impossible qu’on soit libre sans savoir qu’on l’est. Comment donc le poète, l’artiste ou simplement l’homme de goût ne se sentent-ils pas libres quand ils nient ou contemplent la beauté ? M. Adam nous dira que si le sentiment de la beauté n’est pas un acte libre, à tout le moins il augmente en nous le sentiment de notre liberté. L’artiste créateur se sent plus fort et la contemplation du beau développe notre puissance. Nous sommes d’accord ici avec lui, mais ne faut-il pas alors modifier les principales formules du livre et se contenter de dire que le sentiment du beau résulte de l’accord des deux puissances qui constituent notre nature et dont l’antithèse est la condition de notre libre pouvoir ? Fourra-t-on alors assimiler le sentiment du beau à l’exercice du libre arbitre, si l’on conserve au mot libre arbitre son sens actuel. Évidemment non, car le sentiment du beau est produit par un équilibre exquis entre nos puissances, et se meut par conséquent entre d’étroi-