Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXI, 1886.djvu/29

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
25
TARDE. — problèmes de criminalité

apparente. Même en temps de paix d’ailleurs, les duels et les rixes sanglantes ne sont-ils pas plus nombreux dans les casernes qu’au dehors ? — On alléguerait en vain la dureté du service militaire : à mesure qu’il s’est adouci, le suicide militaire a sévi plus fort, et c’est surtout parmi les officiers qu’il exerce ses ravages. — Mais songeons à ce qu’est la caserne pour la grande majorité des conscrits, c’est-à-dire pour tous ceux qui viennent des champs et même pour une partie de ceux qui viennent des villes. Elle est d’abord une émancipation subite et puissante du préjugé religieux et traditionnel, comme l’a été pour l’enfant le collège. Par le fait même qu’elle doit imprimer dans l’âme du soldat une nouvelle religion sui generis, un nouveau point d’honneur tout militaire, elle doit commencer par le dépouiller de ses mœurs et de ses idées anciennes ; corpora non agunt nisi soluta, disaient les vieux chimistes, toute combinaison est précédée d’une dissolution. En second lieu, ce n’est un mystère pour personne que les loisirs forcés de la vie du régiment favorisent les habitudes d’intempérance. Dans son village, le jeune paysan boit du vin le dimanche ; sous les drapeaux, il boit de l’eau-de-vie tous les jours, et l’on sait si l’officier s’attable au café. Sur ce point, il est vrai, une amélioration sensible s’est produite depuis 1870 dans l’armée française ; aussi faut-il observer que, dans ces dernières années, la proportion des suicides militaires a par degrés diminué de moitié, résultat qui peut être dû pour une part à l’atténuation simultanée de la première cause précédente, le caractère émancipateur de la caserne s’effaçant à mesure que le reste de la nation, y compris les campagnes, est plus émancipé, et que le soldat mène dans notre société niveleuse une existence moins à part. — Enfin, s’il est un milieu où l’on se touche coude à coude, où, grâce à cette densité remarquable du corps social, la vie sociale se présente avec une intensité exceptionnelle, excessive même, où, par suite, l’action électrique de l’exemple se propage avec le plus de force et de rapidité, n’est-ce pas le milieu militaire ? Là, il n’est pas d’acte de désespoir, comme il n’est pas d’acte d’héroïsme, qui ne trouve ses imitateurs. Quoi qu’il en soit d’ailleurs de l’explication donnée par nous à la progression moderne des suicides, nous pouvons conclure qu’elle a des causes avant tout et de plus en plus sociales, qu’elle procède d’une évolution, d’une transformation historique, du désespoir, et que, par aucun lien direct, elle ne se rattache à la diminution proportionnelle de la criminalité contre les personnes comparée à la criminalité contre les biens.

(La fin prochainement.)
G. Tarde.