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ANALYSES.adam. Essai sur le jugement esthétique.

l’imagination est captive, tenue en bride par la raison ; dans la sensation pure ou la rêverie, la raison est comme absente ; dans aucun cas notre nature ne reçoit complète satisfaction : ou c’est l’entendement qui s’exerce aux dépens de l’imagination, ou c’est l’imagination qui s’exerce aux dépens de l’entendement. En présence d’un objet beau, au contraire, l’imagination et la raison sont l’une et l’autre à la fois satisfaites : par là s’explique le plaisir que nous ressentons ; et, comme tous les hommes sont comme nous composés d’imagination et d’entendement, nous croyons qu’ils doivent tous éprouver le même plaisir ; par là s’explique l’universalité des jugements esthétiques. En présence du beau, l’accord s’établit donc entre les puissances inférieures de notre être et ses puissances supérieures ; cet accord produit dans l’âme un sentiment de liberté. Selon une doctrine en effet que l’auteur adopte et qu’il rapporte à Malebranche, mais qu’il faut faire remonter à Aristote, à saint Thomas et à la Scolastique[1], à qui Malebranche l’a empruntée, le libre arbitre n’existerait que grâce au balancement produit dans l’âme par les tendances contraires de la raison et des sens. Or, c’est ce balancement même qui constitue la beauté. Il s’ensuit donc que le sentiment du beau se confond avec le sentiment de notre propre liberté. C’est là le point nouveau et véritablement original de la thèse, nous aurons à y revenir.

« Schiller donnait le nom de jeu à l’exercice aisé et naturel de nos puissances, lorsqu’aucune ne s’efforce d’imposer aux autres sa loi (p. 159). L’âme joue donc en présence du beau ; ce jeu n’est pas inutile, malgré l’apparence, puisque lui seul donne satisfaction à tout autre être, et que, selon le mot de Schiller, « l’homme n’est véritablement homme que lorsqu’il joue ». Il ne faut donc pas considérer le beau comme servant à la morale ; la morale est sérieuse, l’art n’est qu’un jeu ; le beau ne peut pas non plus se confondre avec le réel : « La beauté n’est pas plus dans les froides abstractions de l’intelligence ou dans les ordres impérieux de la raison que dans ce qui émeut exclusivement la sensibilité (p. 171). » L’art n’est pas pour cela futile, puisqu’il développe l’homme en nous ; il est à la fois, selon Schiller, l’état le plus stérile et le plus fécond où nous puissions nous trouver : le plus stérile, car il ne nous apprend rien en particulier ; le plus fécond, car c’est celui qui augmente le plus notre puissance et notre liberté : aussi, loin d’être inutile, le jeu artistique sert au développement, à l’achèvement de notre nature. Nous sommes loin de contredire à ces conséquences, mais que deviennent alors les arguments de l’auteur qui s’appuyaient sur l’inutilité du beau ? Nous avons dû déjà relever la contradiction.

M. Adam étudie ensuite dans la quatrième partie de son livre le sublime et l’idéal. Il s’occupe d’abord du sublime dans le monde physique, et il en distingue deux espèces, l’une qui se produit en l’homme quand « le silence éternel des espaces infinis l’effraye », l’autre, quand il

  1. Voy. Ravaisson, Mét. d’Arist., t.  II, p. 71. — S. Thom., Sum. Theol., 1a, q. 83, 4 ; 1a, ae, q. 13, 6.