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ANALYSES.adam. Essai sur le jugement esthétique.

La théorie de M. Spencer sur le sentiment esthétique dans l’homme a son corollaire dans une autre théorie du même auteur sur le beau dans la nature. D’après lui, le beau serait une chose jadis utile qui aurait perdu son utilité, par exemple les nœuds et les épines des coquillages qui ont été autrefois des organes essentiels. À quoi M. Adam répond avec beaucoup de justesse que les pieds palmés de l’oie qui habite les régions élevées, ou ceux de la frégate, n’ont assurément rien de beau, pas plus que la palette du phoque, laquelle était jadis un pic à cinq doigts (p. 67). »

Il est donc établi qu’on ne peut expliquer le beau par nos facultés inférieures ; peut-on maintenant les expliquer par nos facultés supérieures ? C’est ce que se demande M. Adam dans la deuxième partie de son livre. Les jugements esthétiques en effet nous paraissent spontanés comme la sensation même ; mais, en même temps, ils sont universels comme tout ce qui dépend de l’intelligence. Peut-être l’analyse pourra-t-elle nous montrer que la spontanéité apparente est l’œuvre secrète de quelque réflexion intérieure : les jugements du beau se réduiraient alors à de purs jugements intellectuels. Mais, dans ce cas même, on peut considérer les choses de deux points de vue : ou c’est leur vérité qui explique leur beauté, ou au contraire c’est leur beauté qui explique leur vérité. Les choses sont belles parce qu’elles sont vraies, ou elles ne sont vraies que parce qu’elles sont belles.

L’auteur examine tour à tour les deux hypothèses, et, s’il attribue exclusivement la première à Bossuet et à Malebranche, il les attribue toutes les deux à Leibnitz ce qui ne laisse pas de surprendre. Le principal argument de l’auteur contre la première théorie est que la réflexion, par un lent travail, accroît la puissance de l’entendement, tandis que la sensibilité esthétique est mise en branle du premier coup. « Le sentiment si vif que l’on éprouve en présence de la beauté est tout de prime saut, pour ainsi dire, et prévient la réflexion (p. 79). » Cette observation est-elle bien exacte ? La réflexion n’accroît-elle pas, et même dans certains cas n’éveille-t-elle pas en nous le sens du beau ? Et, s’il n’en était pas ainsi, de quoi servirait la critique littéraire ou artistique ? L’auteur prend parti pour Kant contre Leibnitz et soutient que la sensibilité et l’intelligence sont deux facultés absolument séparées. Il ne me paraît pas prouvé que Leibnitz ait été ici parfaitement compris. Il soutient que la sensibilité n’est qu’une intelligence confuse et que toutes les sensations pourraient se ramener à des éléments clairs et distincts, mais cela, d’après lui, n’est possible qu’à Dieu, parce que toute sensation enveloppe l’infini ; pour l’homme, donc, la distinction reste et restera toujours entière. D’ailleurs les propositions auxquelles l’auteur se trouve logiquement amené auraient dû lui donner l’éveil. Ne dit-il pas que « l’entendement est l’ennemi et le destructeur de la beauté (p. 86), » et ne va-t-il pas jusqu’à prétendre que le ciel est moins beau (p. 97) pour un ignorant que pour un astronome ?