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L. CARRAU. — la philosophie de butler

question est de savoir si cette marche vers le mieux aboutit à un abîme ; si la nature et sa fille, l’humanité, s’avancent vers la décadence et le néant. L’analogie permet de conclure du passé et du présent à l’avenir : si chaque phase de l’évolution universelle a manifesté une forme supérieure de l’être, il y a probabilité pour que des formes nouvelles et supérieures encore soient enveloppées, comme d’obscures promesses, dans celle qui constitue l’univers d’aujourd’hui. Je sais que des inductions cosmologiques nous laissent entrevoir dans le lointain des âges futurs la destruction totale des systèmes solaire et stellaires ; mais la pensée, qui, n’importe comment, est venue dans ce monde, et qui, elle aussi, est allée grandissant, depuis sa naissance, sur le globe ou sur les globes, pourrait bien n’être pas fatalement condamnée à disparaître dans la suprême catastrophe. L’évolutionisme matérialiste n’a pas, à l’heure qu’il est, scientifiquement établi que la destinée des consciences soit liée indissolublement à celle des organismes ; tant qu’il n’aura pas prouvé qu’elles sont seulement un des modes du mouvement, une chance restera pour qu’elles échappent à cette loi qui ramène tout composé à l’existence amorphe et élémentaire de l’homogène primitif. Si donc il est au moins possible que la pensée plane encore au-dessus du monde, réduit, dans des milliards de siècles, à l’état de vapeur sans densité, la cause du progrès peut être gagnée, et l’analogie avoir définitivement raison. La pensée pourra, dans des conditions que j’ignore, selon des lois qui lui sont propres et qu’elle ne soupçonne pas aujourd’hui, continuer pour son compte l’évolution de l’être, et gravir sans cesse, dans le silence de l’immensité vide d’univers, des degrés toujours plus élevés de perfection.

Mais la pensée, en général, n’existe pas ; il y a des pensées, ou plutôt des êtres pensants. Si, dans le cours des générations, chaque individu pensant s’est anéanti sans retour, la même loi de mort doit abolir les derniers venus ; la matière subsistera seule au moment du cataclysme final ; le progrès tout entier de l’être aboutit au non être ; l’évolution est la marche contradictoire d’une existence qui s’enrichit, se complique et se perfectionne à chaque pas pour s’évanouir dans l’indigence absolue de toute forme et de toute perfection. Si le progrès est vrai, si l’analogie est légitime, il faut donc que seuls les êtres pensants soient les dépositaires d’espérances que les soleils n’accompliront pas.

Il est donc permis de concevoir une république d’âmes dont les impérissables destinées perpétueront le progrès, quand l’univers matériel aura fini la sienne. Il est permis également de croire que cette république n’est pas livrée à l’anarchie. Si le progrès est une