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L. CARRAU. — la philosophie de butler

comme si les idées de responsabilité, de liberté, n’étaient pas impliquées rigoureusement dans celles de récompense et de punition !

Une difficulté plane sur toute l’Analogie. Si l’univers est soumis à un gouvernement moral, pourquoi tant d’imperfections et d’injustices ? Pourquoi les malheurs immérités, les prospérités scandaleuses ? Sans doute, l’autre vie remettra tout en ordre ; mais n’oublions pas que, pour Butler, c’est la Providence ici-bas qui doit servir à démontrer la Providence après la mort. L’analogie veut que le gouvernement moral soit assez visible en ce monde pour qu’il soit probable encore au delà. La situation est délicate : si tout est bien dès maintenant, à quoi bon la vie future ? Et si la vie future est nécessaire, c’est que tout n’est pas bien dans celle-ci. Mais alors le gouvernement moral, dans les limites où notre expérience peut se mouvoir, n’est donc plus tellement évident, et la prémisse du raisonnement analogique peut être contestée. Il faut donc qu’il y ait du mal, le moins possible, assez pour que la vie éternelle ait sa raison d’être, pas assez pour que la Providence puisse être mise en doute. Or, aux yeux de l’expérience, il y en a beaucoup, et Butler n’est pas de ces fades optimistes à la manière de Shaftesbury. D’ailleurs si peu qu’il y en ait, c’est toujours trop, sous le règne d’un Dieu tout puissant et bon. Butler se tire d’embarras, comme Leibniz, en invoquant notre ignorance. Nous ne connaissons pas toute la nature, ni tout le gouvernement providentiel ; les conséquences lointaines des événements nous échappent ; tel moyen, fâcheux en lui-même, peut avoir, à la longue, les plus heureux effets. Ce que nous voyons est assez bien ordonné pour nous permettre de juger que l’ensemble est ordonné avec une souveraine perfection. Qu’on ne dise pas que de notre ignorance nous n’avons le droit de rien conclure : cette ignorance elle-même est un fait positif ; elle nous interdit de prononcer sur le tout autrement que par analogie avec ce que nous savons de la partie.

À qui connaîtrait l’univers et la totalité du gouvernement divin, les événements de la nature apparaîtraient comme subordonnés harmonieusement aux convenances d’une justice et d’une bonté indéfectibles : c’est ainsi que le monde végétal est subordonné au monde animal, celui des corps à celui des âmes. Les choses sensibles et les phénomènes qui se déroulent dans le temps sont les instruments de ce que Leibniz appelait le règne de la grâce, de ce que Kant appellera le règne des fins. La même loi morale qui explique et justifie dès maintenant, en dépit de quelques anomalies apparentes, le cours et la constitution des choses, garantit dans l’avenir aux êtres libres une destinée conforme à celle que, par leur soumission ou leur révolte, ils se sont déjà faite ici-bas.