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a une certaine nature, et même l’homme ne peut être que ce que sa nature exige qu’il soit ; il est impuissant, dans l’hypothèse, à la modifier par sa volonté. Pourquoi n’en serait-il pas de même de Dieu ? Pourquoi, parmi ses attributs nécessaires, ne compterait-on pas la justice ? Mais, dit-on, la nécessité admise, la punition du coupable cesse d’être juste, car il n’y a plus de coupable. — Cette même nécessité, répond Butler, supprime du côté de Dieu l’injustice du châtiment. D’ailleurs, cette protestation des fatalistes, au nom de la justice, prouve combien profondément sont ancrées au cœur de l’homme, avec l’idée du juste, celles de mérite et de démérite, qui supposent elles-mêmes la liberté. Ces notions, sur lesquelles est fondé le dogme du gouvernement moral de l’univers, semblent ainsi prendre une nouvelle force des attaques mêmes qui devaient les détruire.

Mais, réplique le fataliste, ce gouvernement moral, nous avons besoin, pour y croire et l’accepter, de l’illusion du libre arbitre ; et si la liberté n’existe pas, comment admettre, qu’en vue de légitimer à nos yeux son gouvernement, Dieu nous entretienne dans une opinion qu’il sait être une erreur ? La manière dont Butler échappe à cette difficulté a de quoi surprendre. C’est un fait qu’il y a un Dieu qui gouverne le monde par un système de punitions et de récompenses. Si la doctrine de la nécessité est en contradiction avec ce fait, c’est qu’elle est fausse, et que l’homme est libre. Mais le fait subsisterait alors même que le fatalisme serait vrai ; car l’expérience montre que les brutes mêmes sont gouvernées ici-bas par récompenses et châtiments. Donc en tout état de cause, on doit maintenir que certaines actions (libres ou non) sont en cette vie généralement récompensées, d’autres punies, et, par analogie, la même conduite qui assure notre bonheur ou notre malheur terrestres, doit être jugée conforme ou contraire à nos intérêts éternels.

On trouvera que cette discussion est confuse et insuffisante, et l’on n’aura pas tort. Mais je cherche qui, au xviiie siècle (Kant excepté), a pénétré plus profondément dans le problème du libre arbitre. Il faut bien le dire, l’évidence prétendue des faits ne peut, à elle toute seule, résoudre une question qui plonge par ses racines jusqu’au principe de notre être et des choses. Butler confond le fatalisme et la nécessité, deux conceptions qui s’excluent. Il ne s’aperçoit pas que si tout est nécessaire, sa Providence n’a plus de raison d’être ; c’est pour se débarrasser d’elle et de son gouvernement que l’on voudrait faire de la matière l’être existant par soi, et des actes libres les effets absolument déterminés de causes fatales. Enfin, il va jusqu’à appeler châtiments et récompenses les plaisirs et les douleurs des animaux,