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L. CARRAU. — la philosophie de butler

que l’homme, que de quantités, de forces, et de moyens limités. Dieu n’a pas à rendre compte des multitudes de graines qui ne deviendront jamais des plantes, ni des jeunes qui n’atteindront jamais l’âge mûr. La lutte pour la vie exige qu’il y ait plus de vaincus que de vainqueurs ; elle est la condition du progrès, et le progrès veut ces vastes avortements, ces hécatombes immenses des moins bien armés. Mais, quand il s’agit d’âmes immortelles, de personnes morales d’un prix infini, il n’en va plus de même. Dieu n’a pas le droit de sacrifier avec indifférence les pires aux meilleures ; et s’il a pu prévoir que le plus grand nombre des volontés libres, succombant dans l’épreuve, deviendrait la proie d’un malheur éternel, la conscience repousse une fausse analogie, et demande pourquoi la pitié souveraine n’a pas tout au moins, en leur refusant le funeste bienfait de l’existence, traité avec autant de miséricorde que ceux des règnes inférieurs les deshérités du règne humain.

III

La démonstration que poursuivait Butler est, de fait, terminée avec le chapitre cinquième ; les deux derniers de cette première partie de l’Analogie n’ont pour objet que de répondre à certaines difficultés.

L’hypothèse de la nécessité semble bien être en contradiction avec celle d’un gouvernement moral de la Providence. Butler s’efforce d’établir qu’il n’en est rien ; mais sa démonstration repose sur un malentendu. Il confond le fatalisme et la nécessité. Le fatalisme, selon lui, n’exclurait pas l’idée d’un Dieu créateur et organisateur de l’univers ; seulement ce Dieu obéirait à la nécessité, de même que la construction d’une maison, si elle est supposée nécessaire, implique toujours l’existence d’un architecte, mais d’un architecte construisant nécessairement. Dès lors et par analogie, la doctrine de la nécessité, fût-elle théoriquement vraie, ne serait pas incompatible avec la croyance à un gouvernement moral de la Providence, c’est-à-dire avec le dogme d’un Dieu récompensant ou punissant l’homme, selon ses mérites, dans une vie future. Mais l’expérience nous montre qu’en agissant ici-bas comme si nous n’étions pas libres, nous compromettons nos plus chers intérêts, notre existence même. Tout l’ordre social repose sur le postulat de la liberté. Par analogie, nous conclurons qu’il en est pratiquement de même à l’égard de nos intérêts éternels, et qu’agir et vivre en fatalistes est le plus sûr moyen de les ruiner. Si la nécessité n’est pas en contradiction avec l’existence d’un Dieu qui gouverne le monde, elle n’exclut pas davantage le caractère moral de ce Dieu, les attributs de bonté, de véracité, de justice. En effet, le fataliste admet que l’homme