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est en raison de ce progrès dont les conquêtes successives sont assurées et à mesure facilitées par l’habitude. Butler distingue déjà nettement les deux sortes d’habitudes, et il observe avant Maine de Biran, que les impressions passives s’affaiblissent en se répétant, tandis que les mêmes actes, fréquemment reproduits, deviennent plus aisés et plus agréables. Il en tire cette pénétrante remarque que spéculer sur la vertu, parler d’elle avec éloquence, en tracer de belles peintures ne dispose pas nécessairement à être plus vertueux ; au contraire, l’habitude de recevoir ainsi dans l’esprit l’impression passive de la vertu finit par en affaiblir l’influence et l’autorité, rend peu à peu insensible à toutes considérations morales.

Si dans l’étroit espace de cette vie, des facultés, latentes à l’origine, peuvent atteindre un éminent degré de culture, l’analogie porte à croire qu’il en sera de même au delà. Dans la société d’outre-tombe, les vertus ici-bas acquises, la véracité, la justice, la charité auront encore leur place et leur rôle. Les passions naturelles ne seront pas abolies ; peut-être des tentations nouvelles viendront-elles solliciter les âmes, et les habitudes vertueuses contractées sur la terre serviront à en triompher. Le progrès moral restera possible ; le même rapport que l’expérience constate entre la conduite et le bonheur persistera dans l’autre vie.

Pour le plus grand nombre, il est vrai, c’est l’apprentissage et l’habitude, non de la vertu, mais du vice, qui est le résultat de l’épreuve. Difficulté redoutable, que Butler ne songe pas à éluder. Que d’âmes tombent dans l’Éternité, qui se sont irrémédiablement perdues ! Elles sont mortes, celles-là, et pour jamais, à la vertu comme au bonheur ! Que penser d’un gouvernement providentiel sous lequel peuvent se produire de tels désastres ? — Mais, répond Butler, des faits analogues se passent à chaque instant dans ce que nous connaissons de la nature, où l’action de la Providence n’est cependant contestée par personne. Germes de plantes et d’animaux périssent par milliards ; des circonstances fatales les étouffent à leur naissance ; imperceptible, est, en comparaison, le groupe des élus qui parviennent à leur complet développement. Pourquoi s’étonner ou se plaindre que tant de semences spirituelles avortent et qu’une sélection, juste après tout dans sa rigueur, élimine sans retour celles qui n’ont pas su conquérir leur destinée par leur vertu ?

Il est permis de protester contre un pareil emploi de l’analogie. La profusion magnifique du Créateur peut jeter à pleines mains les germes de la vie, et certes, c’est une étroite philosophie que celle qui prétend imposer à l’artisan suprême l’économie des matériaux dont il se sert pour fabriquer le monde, comme s’il ne disposait, ainsi