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L. CARRAU. — la philosophie de butler

rations qui ne seraient pas entrées dans la terre promise. Mais pourquoi la récompense à qui n’a pas le mérite ? Et quel mérite est possible quand la lutte ne l’est plus ?

La difficulté que soulève l’hypothèse de Butler devient plus manifeste quand on arrive au quatrième chapitre. Selon la religion naturelle, le gouvernement moral de Dieu suppose que nous sommes en cette vie dans un état d’épreuve (a state of trial) relativement à la vie future. Pour que cette conclusion soit fondée, conformément au principe de l’analogie, l’expérience doit nous montrer que notre condition présente est un état d’épreuve en ce qui concerne la vie terrestre. Mais si l’épreuve est essentielle à notre existence dans le temps, il s’ensuit qu’une certaine somme de mal et de désordre, à peu près constante, est ici-bas nécessaire.

Que disent les faits ? Que mille causes perturbatrices, circonstances extérieures, passions, etc., nous sollicitent à négliger nos intérêts temporels même les plus évidents. Butler va jusqu’à admettre comme une vérité philosophique indépendante de toute révélation et fondée sur le seul témoignage de la vie humaine, que « nous sommes dans un état de dégradation, dans une condition qui ne paraît être, d’aucune manière, la plus avantageuse que nous puissions imaginer ou désirer, tant au point de vue de nos capacités naturelles que de nos facultés morales, pour assurer soit nos intérêts présents, soit nos intérêts futurs. » C’est presque une vue originale, au milieu de l’optimisme irritant des moralistes et théologiens anglais du xviiie siècle. Mais, craignant de trop charger la Providence, Butler se hâte d’ajouter que l’épreuve, si sévère soit-elle, n’est jamais au-dessus de nos forces, et qu’enfin la douloureuse énigme du mal s’éclaircirait sans doute, pour la réhabilitation du gouvernement divin, si nous connaissions la totalité des choses ou un fragment plus considérable du système universel.

C’est encore le problème du mal que pose, sans le résoudre, le cinquième chapitre. Pourquoi l’épreuve ? La religion naturelle répond : pour nous former à la vertu et par là mériter le bonheur futur.

On sera tenté de la croire, si l’expérience montre qu’en cette vie, l’homme est « dans un état de discipline morale », c’est-à-dire que l’évolution qui nous conduit de la naissance à la mort, a manifestement pour objet de développer nos facultés en vue d’une perfection plus grande et, par suite, d’une félicité plus complète. La vie est une éducation ; l’enfance prépare la jeunesse et celle-ci l’âge mûr ; à chaque stade une forme supérieure d’existence est atteinte, les puissances de l’être s’épanouissent, le caractère se constitue. Le bonheur