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capacité spéciale ne distingue,… s’estimeraient heureux de les avoir pour protecteurs et pour guides. Les résolutions publiques seraient réellement le résultat de la sagesse collective de la communauté, et elles seraient consciencieusement exécutées par la force réunie de tous. Quelques-uns contribueraient d’une manière plus efficace, mais tous contribueraient en quelque manière à la prospérité générale, dans laquelle chacun goûterait les fruits de sa propre vertu. Et comme ils ignoreraient entre eux l’injustice, qu’elle ait pour instrument la fraude ou la violence, de même ils n’auraient pas à la craindre chez leurs voisins. Car la ruse et le faux intérêt personnel, les coalitions dans l’injustice, toujours précaires et accompagnées de factions et de trahisons intestines, voilà ce qu’on trouvera d’un côté : folie enfantine, faiblesse véritable, en face de la sagesse, du patriotisme, de l’union indissoluble, de la fidélité qu’on trouvera de l’autre côté : il suffit qu’on donne aux deux adversaires un nombre d’années suffisant pour faire l’épreuve de leurs forces. Ajoutez l’influence générale qu’un tel royaume aurait sur la surface de la terre, surtout par l’exemple qu’il donnerait ; ajoutez le respect dont il serait entouré. Il serait sans conteste supérieur à tous les autres et le monde tomberait peu à peu sous sa domination, non par voie de violence injuste, mais autant par ce qu’on pourrait appeler conquête légitime que parce que les autres royaumes se soumettraient volontairement à lui dans le cours des âges, et réclameraient l’un après l’autre sa protection, à mesure que leurs embarras les y forceraient. Le chef d’un tel État serait un monarque universel, d’une toute autre manière qu’aucun mortel ne l’a jamais été. »

Cette utopie remarquable, où les réminiscences de Platon sont évidentes, a été signalée par M. Leslie Stephen comme un énoncé prophétique du principe darwinien, « la survivance du plus apte ». Il est certain que la sélection, pacifique ou guerrière, s’exerce à la longue en faveur des races ou des sociétés qui s’adaptent le mieux aux lois de la nature. Mais Butler ne s’aperçoit pas que la réalisation de son hypothèse rendrait à peu près superflu le dogme qu’il a tant à cœur de démontrer. Le jour où serait consommée ici-bas l’alliance de la vertu et du bonheur, les hommes auraient beaucoup moins besoin de croire à une vie future. Et cette alliance supposée parfaite, la vertu subsisterait-elle encore ? Que deviendrait-elle, sans les les mauvaises passions qu’il s’agit de réprimer, sans l’injustice, qu’il faut ou combattre ou subir ou absoudre, sans la misère enfin, qui donne matière à la charité ? Si le gouvernement providentiel était trop visible en ce monde, il serait moins nécessaire dans l’autre. Tout au plus la conscience continuerait-elle à le réclamer pour les géné-