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L. CARRAU. — la philosophie de butler

Dieu bon qui nous gouverne ici-bas, répond Butler, et vous voyez qu’il punit déjà certaines actions. Et il punit dès maintenant dans des conditions précisément analogues à celles où, selon la religion naturelle, s’exercera plus tard sa justice. Ainsi la peine suit dans cette vie des actions qui promettent et souvent donnent un plaisir et un profit immédiats. La peine est souvent d’une gravité hors de proportion avec l’intensité et la durée de ce plaisir. La peine est souvent différée, et, quand elle arrive, c’est à l’improviste. Elle plane comme une menace, mais il y a rarement certitude qu’elle doive frapper. Enfin, quand elle frappe, il n’est plus possible de revenir sur l’action qui l’a provoquée ; « le cours naturel des choses ne laisse pas place au repentir ».

Mais ce gouvernement qui s’exerce par des récompenses et des punitions est de plus un gouvernement moral ; la récompense est dès ce monde le prix de la vertu, la punition, la conséquence du vice. Est-ce là ce que dit l’expérience ? — Oui, répond Butler ; la vertu est, en général, plus heureuse que le vice. S’il en coûte de s’amender, si la souffrance accompagne tout effort pour renoncer aux habitudes mauvaises, c’est au vice qu’il faut s’en prendre ; la vertu par elle-même est condition de bonheur. La prudence est une espèce de vertu : qui niera qu’elle ne trouve presque toujours ici-bas sa récompense, et que l’imprudence, analogue au vice, n’entraîne à sa suite la douleur qui la punit ? Sans doute, à cet ordre, il est des exceptions, mais elles ne sont pas conformes à la nature des choses. La tendance générale est dans le sens d’une justice distributive, qui se ferait en quelque sorte d’elle-même, si tout obstacle était écarté.

La constitution morale de l’homme implique la suprématie de la conscience, et la conscience nous dicte une conduite vertueuse. Comment le bonheur ne serait-il pas l’effet naturel d’une telle constitution ? N’est-il pas, a dit Aristote, l’acte qui s’ajoute au développement le plus harmonieux et le plus parfait de l’être ?

Mais ce qui est vrai des individus l’est aussi des sociétés. Butler, reprenant la thèse platonicienne, montre qu’un État dont tous les citoyens seraient vertueux atteindrait le comble de la prospérité et et de la puissance. Le passage a quelque célébrité dans la littérature philosophique de l’Angleterre :

« Dans un tel État, on ne saurait ce que c’est qu’une faction ; mais les hommes qui auraient le plus de mérite prendraient naturellement la direction des affaires, qui leur serait volontairement abandonnée par les autres et qu’ils se partageraient entre eux sans envie. Chacun d’eux aurait dans le gouvernement la part à laquelle ses aptitudes le désigneraient particulièrement ; les autres, qu’aucune