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L. CARRAU. — la philosophie de butler

parties de mon organisme, sans emporter ma conscience, et j’en conclurai qu’une dissolution rapide n’aura pas pour elle de plus désastreux effets ! La période qui suit la naissance est un progrès sur sur celle qui la précède ; donc la mort sera suivie d’un développement de notre nature intellectuelle qui sera par rapport à notre existence terrestre ce qu’est celle-ci pour la vie intra-utérine ! Les animaux semblent mourir tout entiers, et l’analogie incline à croire qu’il en est de même de l’homme : mais non ; les animaux recevront plutôt une âme immortelle comme la nôtre ; ils auront ainsi le bénéfice de l’analogie, qui menaçait sans cette habile concession de se retourner contre nous. Que dire de l’induction tirée de l’intégrité de la pensée pendant certaines maladies ? L’intelligence fonctionne bien quand les poumons sont malades : ai-je le droit d’en conclure qu’elle ne court aucun risque si je me loge une balle dans la tête ?

On a dit que Butler avait fait plus d’athées que de croyants. Je crains que ses arguments en faveur de la vie future n’aient conquis nombre d’adeptes au matérialisme. Il n’est pas bon d’appuyer certains dogmes sur des preuves insuffisantes ou boiteuses. On suppose aisément qu’il n’en est pas de plus fortes, et leur faiblesse trop manifeste ménage un facile triomphe aux adversaires. La quantité ne peut ici remplacer la qualité. Plus vous apportez de raisons qui ne sont que médiocrement plausibles, plus vous avez l’air d’être impuissant à [en fournir une seule qui soit décisive. J’ajoute qu’en ces matières de religion naturelle, certaines âmes délicates aiment mieux croire sans motifs que d’accepter, même en les contrôlant, des démonstrations de valeur contestable. Elles ne savent pas mesurer prudemment leur adhésion aux degrés de probabilité ; c’est une sorte de calcul, et il leur paraît contraire au respect que la vérité commande. Il faut, à leurs yeux, ou s’abstenir de prouver, ou prouver sans réplique.

L’argument le plus sérieux en faveur de la vie future, celui qui sort, pourrait-on dire, des entrailles mêmes de la misère humaine, Butler ne le donne pas, et il ne pouvait guère le donner. Comment rattacher au principe de l’analogie ce besoin douloureux d’un monde où soient réparés les scandales et les iniquités de celui-ci ? L’analogie demanderait que la justice et le bonheur n’eussent pas une plus large place au delà de la mort qu’en deçà ; mais, à cette condition, la conscience voudrait-elle encore de l’immortalité ? C’est par contraste, non par ressemblance avec cette vie, qu’elle en imagine une autre, qu’elle l’exige comme une réparation nécessaire, qu’elle l’impose, en quelque sorte, à la Providence, comme une justification tardive de son gouvernement.