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antérieurement à eux, d’autres se rencontrent dont la production est spontanée, improvisée. Ils jaillissent, pourrait-on dire, du sein même de la sensation.

Ces jugements, M. Stumpf les appelle : jugements sensibles (sinnes Urtheile). On ne les distingue pas des jugements réfléchis parce qu’ordinairement c’est à l’observation de l’homme adulte que le psychologue s’attache. Pour l’adulte, percevoir équivaut à comparer, c’est-à-dire à rapporter une sensation à d’autres. Ainsi a-t-on pu croire qu’une sensation isolée de toute autre ne franchirait jamais le seuil de la conscience. Nombre de psychologues estiment que toute perception est la perception d’une différence. S’ils parlent de l’adulte, leur thèse est admissible ; s’ils parlent du nouveau-né, de l’enfant avant sa naissance, leur opinion n’est guère soutenable. C’est, du moins, l’avis de M. Stumpf. Il plaide contre la relativité des sensations.

Cette doctrine lui paraît impliquer cinq affirmations indépendantes dont aucune ne s’impose à son esprit. Dire, par exemple, que « toute sensation est nécessairement rapportée à d’autres sensations », c’est se mettre hors d’état d’expliquer l’origine de la vie psychique, contemporaine de la première sensation. Si l’on prétend que cette première sensation arrive toujours à la conscience, suivie ou accompagnée d’une autre, rien ne nous assure que l’enfant nouvellement né ou bien près de naître ne perçoit point cette pluralité comme telle. Quelles raisons nous empêchent d’admettre qu’on peut percevoir une sensation sans la rapporter à d’autres ? Une sensation n’a-t-elle pas un contenu sui generis ? Est-il impossible de percevoir ce contenu sans le comparer au contenu de perceptions antérieures ?

On accordera peut-être que des sensations existent dans l’âme sans être nécessairement discernées, mais on ajoutera : elles ne deviennent conscientes qu’à ce prix. Si la conscience ne s’éveille qu’au moment où la faculté de juger entre en exercice, la thèse est acceptable. Pourquoi cependant exclure la sensation des états psychiques et lui fermer le domaine de la conscience ? — Soit, répliquera-t-on, la sensation va prendre rang parmi les faits psychologiques. Et après ? Ne faudra-t-il pas convenir que, prise en elle-même, la sensation est quelque chose de relatif ? Que tout ce que nous percevons n’est que rapport, changement, différence ? — On en conviendrait peut-être si l’on pouvait oublier que tout rapport est une comparaison, que toute comparaison suppose des termes, et que ces termes lui préexistent. Dès lors, c’est le contenu de la sensation qui est originel. Comment, d’ailleurs, admettre qu’une sensation nous éclaire sur le contenu des autres ? Est-ce parce que les intensités de deux sensations ne peuvent se mesurer que l’une