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des premières leçons d’harmonie ne soit singulièrement difficile. Certes la musique n’est pas une science, mais il est une science de la musique, et nul ne sait exactement tout ce que peut cette science pour développer et orienter un génie. Vous êtes né musicien, soit. Devenez ce que vous êtes, apprenez ce qu’est la musique, de quoi se compose une phrase musicale. Abordez l’étude des sensations auditives, faites-vous pour un temps physiologiste et même physicien. Avec l’aide du savant Helmholtz et de bons manuels de physique et de physiologie élémentaire, les premières difficultés du début s’aplaniront, et vous y aurez gagné de comprendre ce dont plusieurs, parmi vous, ne semblent se douter. Beaucoup prennent au sérieux la légende des Muses, ou du moins ils affectent de croire qu’un compositeur est le secrétaire docile d’une inspiration, qu’il n’a qu’à bien l’écouter, à bien rédiger ce qu’elle dicte. Les choses ont l’air de se passer ainsi. Ce n’est là qu’une apparence. Œuvre de l’homme, comme tout ce qui est humain, d’âge en âge, la musique change. Contemporain d’Orphée ou d’un de ses disciples, Beethoven n’aurait pas trouvé le chant de la sonate en ut dièse mineur. Le docteur Hugo Magnus a écrit sur l’Évolution du sens des couleurs un petit livre clair, curieux, suggestif. Combien peut-être n’y aurait-il pas plus à dire sur l’évolution du sens des sons !

M. Helmholtz n’examine pas le problème, mais il le fait pour ainsi dire toucher du doigt. Grâce à lui, on comprend à merveille que la musique a une histoire, disons mieux, une préhistoire. On comprend autre chose encore : c’est qu’entre la science et l’art il est de nombreux points de contact. Après tout, exiger d’une œuvre d’art qu’elle ne choque point notre raison, c’est lui imposer des exigences dont l’art seul ne peut rendre compte. La science pénètre l’art, elle en est l’A B C dans toute la force de l’expression. La science qui sert de base à la musique ne peut donc être ignorée impunément ; le soutenir équivaudrait à prétendre que, pour mener une chose à bonne fin, il faut la commencer par le milieu.

Ainsi le livre d’Helmholtz a dû porter dans les esprits des musiciens un trouble salutaire : il a dû secouer leurs habitudes paresseuses, il a dû leur faire pressentir que si l’inspiration musicale répand gratuitement ses bienfaits, c’est moins par bienfaisance que par reconnaissance. L’inspiration du grand musicien ne résulte-t-elle pas d’une immense somme d’efforts accumulés, d’un travail de plusieurs générations ? Pendant que l’art évolue, la nature elle aussi évolue. Elle évolue au point de se métamorphoser. L’oreille d’un Grec percevait ce que ne perçoit point l’oreille d’un Français. Bien plus, l’oreille d’un Français d’aujourd’hui laisse un libre accès à des sensations auditives