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suicide et l’émigration une inversion tout autrement intelligible que la précédente. En Danemark, le suicide diminue année par année à mesure que l’émigration augmente. L’émigration est très forte en Angleterre, le suicide très faible. En France, c’est justement l’opposé. En Allemagne, l’accroissement exceptionnel des suicides, de 1872 à 1878, a coïncidé avec la diminution progressive de l’émigration. Voilà, par exemple, une corrélation facile à comprendre. Un rapport inverse, non fortuit, ne saurait exister, en effet, dans la vie sociale, qu’entre deux courants d’activités complémentaires l’un de l’autre, c’est-à-dire répondant à un même besoin par des voies différentes. Qu’un malheureux à bout de privations ou de tourments émigre pour ne pas se tuer, ou se tue faute de pouvoir émigrer, rien de plus intelligible. Mais quel serait le besoin commun auquel l’homicide et le suicide donneraient satisfaction ? Serait-ce le besoin, éprouvé par on ne sait qui, de voir un certain nombre prédéterminé de gens périr soit de leur main, soit de la main d’autrui ?

Dans une nation où, par hypothèse, les instincts criminels resteraient d’égale force, il y aurait sans nul doute entre les diverses branches du crime et du délit, par exemple entre l’assassinat, le vol, l’escroquerie et l’attentat aux mœurs, une étroite solidarité, telle que l’accroissement de l’une serait immédiatement compensé par la diminution proportionnelle de toutes les autres. Pourquoi ? Parce que non seulement tous les genres de méfaits sont puisés à la même source immorale répartie entre eux, mais encore le but poursuivi est, dans un sens large, le même pour tous. L’assassin, comme le voleur, l’escroc ou le vieux satyre, poursuit ou une jouissance illicite ou un moyen illicite de jouissances. Les procédés diffèrent seulement : l’assassin tue, le voleur escalade une fenêtre ou brise un carreau de vitre, le stuprator viole un enfant. À ce point de vue, on doit regarder le vol, l’escroquerie, le faux, l’abus de confiance, le viol même et l’attentat à la pudeur comme les vraies soupapes de sûreté contre le meurtre et l’assassinat. Autrement dit, si les occasions de voler, d’escroquer, de contrefaire des signatures, de violer, devenaient tout à coup plus rares et plus difficiles dans une nation donnée, il est probable qu’on y assassinerait davantage. Réciproquement, si ces occasions se multipliaient subitement, on y assassinerait moins. Il en serait ainsi, parce que, ce changement dans les conditions sociales étant brusque, la force des tendances criminelles devrait être considérée comme étant restée égale à elle-même. Mais, quand cette transformation s’opère avec lenteur, l’énergie de criminalité a eu le temps de grandir, ce qui masque le jeu des soupapes de sûreté dont il s’agit. De nos jours, par exemple, on assas-