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regarder dans mon crâne : c’est encore un exemple de ces localisations visuelles impossibles dont j’ai parlé plus haut. La sensation morbide fondamentale était alors cette double impression de chatouillement, de démangeaison à la tête et d’oppression du cœur : c’est autour d’elle que je groupais toutes mes perceptions ; elle devenait l’objet unique de mon attention, du travail de ma pensée, je m’ingéniais à l’expliquer, à lui trouver une cause et cette tension intellectuelle provoquait des perceptions hallucinatoires. Toute autre activité m’était devenue difficile. Cette sensation régnait en maîtresse sur ma volonté et mon intelligence et je me reprochais comme une faute de ne pouvoir me soustraire à cette obsession. Je cherchais à causer littérature ou politique avec les personnes qui m’entouraient, j’affectais un profond intérêt à ce que je disais et cependant il me semblait que c’était un autre qui parlait : le moi, sujet de mes hallucinations, était bien près alors de devenir mon moi véritable. Mon esprit était infécond, stérile, aucune idée nouvelle n’y pouvait germer, je souffrais beaucoup et cependant ma souffrance me laissait presque indifférent. Cette apathie intellectuelle, ces sensations exaspérées et tant de détachement des douleurs que j’éprouvais, cette incapacité à me fixer sur un objet, à concentrer mon esprit, accusaient une profonde dépression de la volonté. Cette volonté fut cependant assez forte pour que j’aie essayé de me guérir ; de longues courses à travers bois qui me fatiguèrent beaucoup, parvinrent à me rendre à moi-même ; et dès que ma santé se fut un peu raffermie, les hallucinations disparurent et avec elles disparut aussi cet étrange état de ma sensibilité. Pendant cette période, il me sembla voir une fois le cimetière de la ville, les morts dans leurs cercueils et les vers qui les dévorent, ce fut une sorte de vision, un tableau qui passa rapidement devant mes yeux et qui n’avait pas le caractère de réalité vivante des hallucinations que j’ai rapportées. Au mois de novembre de la même année, je revis encore pendant une soirée, que je passai seul à la campagne en Beaujolais, le vieux château de Heidelberg passer devant mes yeux avec tout un cortège d’étranges visions très peu cohérentes que j’ai du reste notées. Depuis lors, je n’ai plus eu d’hallucinations très nettes ; parfois encore je vois des lueurs, j’entends des craquements, des bruissements, je sens en moi ce sentiment d’attente anxieuse qu précède d’ordinaire l’apparition d’une hallucination ; mais rien ne paraît : l’hallucination est réduite avant même qu’elle ait eu le temps de se produire. Je ne crois pas à vrai dire que cela tienne à ce que je dispose de réducteurs plus puissants des images hallucinatoires, mais tout simplement à ce que ces images sont moins intenses.

Je puis diviser les hallucinations que j’ai éprouvées en trois classes : 1o les interprétations inconscientes de sensations morbides, interprétations qui provoquent l’apparition d’images visuelles, d’images tonales, de sensations tactiles qui sont aussitôt objectivées (le loup qui me pendait à la gorge, l’homme qui me plongeait la main dans la poitrine, etc.) ; 2o  les visions, je veux parler de ces hallucinations très