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société de psychologie physiologique


« Heidelberg, 27 août 1881.

« La pluie tombe fine et serrée, le ciel est d’un gris uniforme pâle et doux ; sur les montagnes traînent des nuages qui s’accrochent aux arbres comme des draperies en lambeaux, pas un rayon de soleil ; des enfants qui jouent dans le corridor, le bruit des portes qu’on ouvre et ferme, et c’est là tout. Ma vie jamais cependant n’a été plus pleine, jamais je n’ai senti avec une telle intensité. Seul à savoir le français comme langue familière, ne parlant ni l’anglais ni l’allemand, je suis isolé ici volontairement isolé du reste, j’ai besoin d’être seul et pourtant seul avec moi-même, j’étouffe, c’est une insurmontable tristesse qui me monte à la gorge et me met les larmes aux yeux ; hier du moins dans cette fête de lumière, je pouvais m’échapper à moi-même ; un nuage de pourpre, une douce teinte verdâtre d’un coin du ciel qu’un rayon d’or vient traverser sont assez vivants, assez réels pour qu’on s’absorbe en eux et qu’on oublie. Mais aujourd’hui rien : cette angoisse me saute à la gorge et m’enfonce ses crocs dans le cou. Il me semble parfois qu’un homme me plonge la main dans la poitrine pour me serrer le cœur de ses doigts, je le sens, je le vois. Puis il s’assoit en mon cerveau pour en faire l’inventaire, il secoue chaque cellule ; comme il est content de ses découvertes ! il entasse autour de lui celles qui lui plaisent, c’est si beau une cellule du cerveau qui renferme une sensation nouvelle. Puis il jongle comme avec des grelots, et il faut le laisser faire. Si je lui dis de sortir, il a tôt fait de me saisir le cœur et de le presser plus fort, je lutte bien alors, mais que faire ? il est mon maître. Je voudrais me délivrer, ne plus réfléchir, ne plus me disséquer ainsi ; j’essaye, je veux rire, mon rire est une grimace ; je marche toujours, lancé droit devant moi et toujours il me faut me torturer, supplier mon bourreau de me faire plus souffrir et aller avec ce loup pendu à ma gorge qui ballotte devant moi… Je suis seul et comme un arc tendu, je vibre sans cesse : je n’ai plus qu’une sensation immense, infinie : toutes les autres s’y ajoutent, la grandissent ; je suis seul et j’ai froid au cœur et mon esprit est toujours clair, plus aigu, plus tranchant : c’est comme un scalpel qui fouille dans ma chair saignante, mais elle ne saigne plus que par une blessure, elle est tout entière cette blessure. Jamais je n’ai senti si fort, je vis dans une demi-hallucination, je ne puis plus trouver mes mots pour parler ; il faut que je m’échappe, je ne puis plus me supporter me torturant ainsi. Si l’on ne réagissait pas, vivant seul, une telle angoisse au cœur, on sentirait sa raison s’ébranler. »

J’ai tenu à citer cette page tout entière pour bien faire comprendre l’étrange état de sensibilité où j’étais alors je n’ai, je crois, jamais eu d’hallucinations qui m’aient donné plus complètement l’impression d’être des perceptions vraies. L’illusion était parfois si complète, qu’instinctivement j’écartais de la main le corps de ce loup qui pendait à ma gorge et me gênait pour marcher. Je voyais clairement l’intérieur de mon cerveau, comme si mes yeux avaient été retournés et avaient pu