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tendais le bruit des pas sur le plancher, le frôlement d’une jupe, quelqu’un se penchait sur moi, je sentais son haleine sur ma joue, sa main qui s’appuyait sur mon épaule, parfois ses cheveux qui me frôlaient le visage, ses vêtements qui me touchaient. C’était une jeune femme, celle-là même dont j’ai parlé plus haut ; mais cette fois c’était bien elle, je n’aurais pu, je crois, distinguer, autrement que par sa situation, l’image hallucinatoire de l’image réelle si je les avais perçues toutes deux à la fois. Je voyais clairement les traits de son visage et les détails de ses vêtements, je sentais l’odeur qui s’exhalait de sa personne et que je n’aurais pas confondue avec une autre, puis elle se relevait, me parlait, je voyais remuer ses lèvres, je reconnaissais le timbre de sa voix ; elle me parlait de ce dont nous causions à l’ordinaire, et l’illusion était si complète que, plus d’une fois, je me surpris à lui répondre. Elle me tendait alors la main, je sentais le contact de sa main, la douceur de sa peau, sa chaleur, je serrais cette main, et je sentais une résistance à ma pression, j’avais donc une hallucination du toucher actif. Is… s’écartait alors un peu de moi, elle se plaçait devant un fauteuil de ma chambre qu’elle me cachait, et sa tête me cachait aussi une partie d’une gravure pendue au-dessus du fauteuil : mon hallucination faisait donc écran comme un corps opaque. Je voyais à la fois le mur de ma chambre et la personne qui était placée devant, et il m’était impossible de saisir aucune différence de netteté ou d’intensité entre ces deux perceptions, l’une réelle, l’autre hallucinatoire. Je continuais à travailler (je m’occupais alors de l’étude philologique des Perses d’Eschyle), et lorsque je levais les yeux de dessus mon livre, je voyais Is… immobile à la même place où je l’avais vue un instant auparavant. Puis je cessais de la voir, sans que j’aie jamais pu saisir le moment précis où elle disparaissait.

Cette hallucination s’est reproduite plusieurs fois par semaine, pendant près d’un mois et demi. Pendant tout le mois de mai, je vis sans cesse voltigeant chez moi, se posant sur ma table, fuyant sous mes doigts une plume d’autruche blanche, l’une de ces plumes que les femmes portent sur leurs chapeaux. Au mois de juin, après avoir regardé longtemps le ciel embrasé par le soleil qui se couchait au milieu de nuages de sang, je vis en rentrant chez moi, dans une chambre un peu sombre, plusieurs des Dieux scandinaves couverts de leurs armes se dressant au milieu de flammes rouges et vertes ; en même temps, un immense dragon vert, les ailes étendues, me mordait la nuque, je sentais sa morsure et son poids, et je le voyais, bien qu’à la place qu’il occupait, il m’eût été impossible de percevoir une image réelle. J’étais avec un ami quand j’eus cette hallucination.

Je partis au mois d’août pour l’Allemagne. Je m’installai chez des amis à Heidelberg : je souffris beaucoup du cœur pendant quelques jours, et j’eus un peu de jaunisse ; de nouveaux phénomènes hallucinatoires se produisirent. Je transcris ici ce que j’ai écrit au cours de l’une de ces hallucinations :