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ma pensée, il y en ait qui ne soient pas réellement mes états de conscience. Si je n’avais pas des preuves nombreuses et extérieures aux faits mêmes que je vais rapporter de la réalité des hallucinations que j’ai éprouvées (notes prises au moment même, circonstances extérieures qui m’ont frappé et dont j’ai gardé le net souvenir, fréquentes conversations avec des amis, où j’ai discuté la nature et les causes de ces phénomènes), si je n’étais pas sûr pour les raisons que j’ai dites de les avoir bien réellement observées en moi telles que je vais les décrire, je croirais que ma mémoire est infidèle et que je suis le jouet d’une illusion ; je serais persuadé que je me suis imaginé après coup avoir été le sujet de ces phénomènes, mais que c’est là une erreur, tant ces souvenirs me semblent faire peu partie du train habituel de ma vie intérieure. On éprouve un sentiment analogue, lorsqu’après un très vif chagrin, qui vous a jeté hors de vous-même, l’on se ressaisit et que l’on se retrouve ce que l’on était avant de traverser cette crise : les sentiments qui ont été les vôtres pendant cette période vous sont devenus comme étrangers, c’est une impression du même genre, et plus vive encore, que l’on ressent quand on relève d’une maladie grave. L’impression que j’éprouve, c’est que ce n’est pas de moi qu’il s’agit, que j’ai lu ce que je va raconter, ou plutôt que j’ai au théâtre un personnage qui percevait et sentait ce que j’ai perçu et senti, que j’ai assisté à sa vie sans qu’elle se mêlât à la mienne et que c’est d’elle que je vais parler. Au moment même où j’étais le sujet de ces hallucinations, elles m’impressionnaient parfois assez vivement et n’étaient pas pour ma sensibilité comme des étrangères, mais j’avais la très nette conscience de vivre de deux vies, qui se développaient l’une à côté de l’autre sans se mêler ; je rapportais également à moi les perceptions normales et les perceptions hallucinatoires ; elles coexistaient, je les distinguais cependant, ce qui me donnait presque irrésistiblement l’impression d’une sorte de dédoublement de ma personne.

Voici maintenant les faits :

En 1875 je passais les vacances chez ma grand’mère à la campagne. On avait dansé le soir au salon. Il y avait environ une heure et demie ou deux heures que je dormais, quand je me réveillai subitement ; je vis devant moi une grande lueur, puis le salon où nous avions passé la soirée m’apparut, vivement éclairé, deux ou trois couples dansaient ; leur danse, lente d’abord, devint plus rapide. L’un des danseurs s’empara du piano et se mit à valser avec lui. Je voyais très nettement toute cette scène et cependant j’avais clairement conscience d’être dans ma chambre située à l’autre bout de la maison, mon frère et un de mes amis couchaient dans la même chambre que moi : je leur dis ce que je voyais ; encore très jeune alors, je compris mal ce qui s’était passé, mais d’une part j’étais assuré que ce que j’avais vu ne correspondait à rien de réel et d’autre part je savais très bien que j’étais éveillé et que je n’avais pas rêvé. Mon frère alluma une bougie et tout disparut. Il m’avait semblé être dans la pièce même que j’avais devant mes yeux,