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UN FAIT DE SUGGESTION MENTALE

La communication de M. Janet me donne occasion de mentionner un fait de suggestion mentale que j’ai observé il y a quelques jours avec le Dr Liébeault. Le sujet est un jeune homme, très bon somnambule, bien portant, un peu timide. Il accompagnait chez M. Liébeault sa cousine, très bonne somnambule aussi, et qui est traitée par l’hypnotisme pour des accidents nerveux.

M. Liébeault endort le sujet et lui dit pendant son sommeil : « À votre réveil vous exécuterez l’acte qui vous sera ordonné mentalement par les personnes présentes. » J’écris alors au crayon sur un papier ces mots : « Embrasser sa cousine. » Ces mots écrits, je montre le papier au Dr Liébeault et aux quelques personnes présentes en leur recommandant de le lire des yeux seulement et sans prononcer même des lèvres une seule des paroles qui s’y trouvent et j’ajoute : « À son réveil, vous penserez fortement à l’acte qu’il doit exécuter, sans rien dire et sans faire aucun signe qui puisse le mettre sur la voie ». On réveille alors le sujet et nous attendons tous le résultat de l’expérience. Peu après son réveil, nous le voyons rire et se cacher la figure dans ses mains, et ce manège continue quelque temps sans autre résultat. Je lui demande alors : « Qu’avez-vous ? — Rien. — À quoi pensez-vous ? » Pas de réponse. — « Vous savez, lui dis-je, que vous devez faire quelque chose à quoi nous pensons. Si vous ne voulez pas le faire, dites-nous au moins à quoi vous pensez. — Non. » Alors je lui dis : « Si vous ne voulez pas le dire tout haut, dites-le-moi bas à l’oreille », et je m’approche de lui. — « À embrasser ma cousine », me dit-il. Une fois le premier pas fait, le reste de la suggestion mentale s’accomplit de bonne grâce.

Y a-t-il eu simple coïncidence ? Ce serait bien étonnant. A-t-il pu, pendant son sommeil, reconnaître le sens des paroles que j’écrivais à la façon dont je les écrivais sur le papier, ou a-t-il pu les voir ? C’est bien peu supposable. Enfin je suis sûr qu’aucune des personnes présentes n’a pu le mettre d’une façon quelconque sur la voie de l’acte qu’il devait accomplir. Il y a là évidemment quelque chose qui bouleverse toutes les idées reçues sur les fonctions du cerveau et pour ma part, jusqu’à ces derniers temps, j’étais parfaitement incrédule sur les faits de ce genre. Aujourd’hui j’arrive à cette conviction qu’il ne faut pas les repousser, les cas de réussite, quoique rares, étant trop nombreux pour être un simple effet de hasard. Aussi du moment que la question de la suggestion mentale était posée devant la Société, j’ai cru pouvoir, quelque étranges que paraissent ces phénomènes, y apporter mon contingent.

H. Beaunis.