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la possibilité de pareils phénomènes, j’espère qu’il trouvera dignes d’attention les faits que j’ai eu l’occasion de recueillir et qui ne font en réalité que confirmer son opinion.

Les faits que je viens de raconter ont un caractère commun ; ils nous montrent tous chez Mme B… une sorte de faculté, je ne sais laquelle, de percevoir la pensée d’autrui, et il semble bien en effet que ce soit là un des traits principaux que l’on remarque dans son état somnambulique. Mme B… semble éprouver la plupart des sensations ressenties par la personne qui l’a endormie. Elle croyait boire elle-même et l’on voyait la déglutition s’opérer sur sa gorge quand cette personne buvait. Elle reconnaissait toujours exactement la substance que je mettais dans ma bouche et distinguait parfaitement si je goûtais du sel, du poivre ou du sucre. J’aurais voulu étudier avec attention ces phénomènes qui sont en effet assez simples et assez vérifiables et je comptais employer à cet effet la méthode dont M. Richet s’est servi dans les dernières recherches qu’il a publiées dans la Repue philosophique. Je voulais comme lui comparer les affirmations justes et les affirmations fausses, et montrer que le nombre des premières était supérieur au nombre des succès prévu par le calcul des probabilités. Je rencontrai un très grand nombre de difficultés : 1o Mme B…, dans l’état somnambulique, était bien loin d’être docile et refusait le plus souvent de s’occuper de choses qu’elle trouvait insignifiantes ; 2o on ne pouvait comparer les succès et les erreurs puisqu’elle ne cherchait pas à deviner et répondait juste quand elle sentait ou ne répondait pas du tout ; 3o une dernière remarque compliqua ces recherches. Je voulais faire décrire par Mme B… des photographies qu’elle ne voyait pas, mais que j’avais entre les mains. Je m’aperçus qu’elle les décrivait aussi bien quand je ne les connaissais pas que lorsque je les connaissais. Sept fois de suite elle me désigna exactement quel était le portrait touché par moi avant que personne ne l’eût regardé. Il ne s’agit plus là, du moins je le crois, de perception de pensée. Ce sont des faits d’un genre tout nouveau et qui demandent avant d’être affirmés des vérifications bien minutieuses. C’est pourquoi je ne veux pas communiquer maintenant à la Société de psychologie physiologique un grand nombre de faits de ce genre que j’ai notés, mais que je veux soumettre encore, si j’en ai l’occasion, à une critique des plus rigoureuses.

C’est à dessein que je m’abstiens de conclure : je ne veux faire aucune théorie ni tenter aucune explication. J’ai seulement voulu faire connaître à la Société de psychologie physiologique quelques faits que j’ai eu l’occasion de constater. Je crois que bien des personnes qui se sont occupées de somnambulisme ont dû en voir de semblables et j’espère qu’elles voudront bien les faire connaître. Recueillir sans parti pris d’aucune sorte ces phénomènes en apparence mystérieux serait peut-être le meilleur moyen d’éclaircir le problème et de travailler aux progrès des sciences psychologiques.

Le Havre, 14 novembre 1885.
Pierre Janet.