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aux battements du tambour. Les traités de musique nous donnent à tort la mélodie, le rythme et l’harmonie pour les éléments de la composition musicale. Le rythme n’a pas la même origine que la mélodie, et la mélodie ne dépend pas du rythme. La marche rythmée du soldat, la danse rythmée du sauvage se passent de mélodie, et les vieux chants liturgiques des synagogues, en revanche, n’ont aucun rythme. Le rythme serait venu de la danse, la mélodie d’un sentiment plus délicat du langage, et l’union des deux, la mélodie rythmée, marquerait un degré de développement plus avancé.

Si l’on veut que la mélodie soit rythmique, et que le récitatif, opposé à l’air dans l’opéra moderne, ne soit pas une mélodie, il semble que la musique n’ait rien à faire avec le langage. À quel titre, en effet, le rythme s’introduirait-il alors dans la mélodie ? Mais cette apparence a trompé. On a pris un degré avancé du développement pour le point de départ, et on a cru que la mélodie cesserait d’être en se dégageant de la figure parallèle ou symétrique.

La querelle soulevée par la musique wagnérienne porte précisément sur cette figure du rythme. On accuse Wagner de manquer de mélodie, parce que le fil accoutumé nous échappe dans la sienne, et nous en sommes venus ainsi, au cours du temps, à regretter l’absence de la mélodie, quand elle s’offre à nous plus indépendante du rythme. Cependant la transformation de la musique moderne s’opère, en définitive, par cette séparation de la mélodie d’avec l’élément rythmique, c’est-à-dire en l’affranchissant de la règle de la danse pour la puiser plutôt aux sources de la poésie.

J’ai lu récemment, dans le Guide musical de Bruxelles (numéros de mai, juin, juillet, août, etc., 1885), une suite d’articles fort curieux, quoique difficiles et un peu décousus, sur la neuvième symphonie de Beethoven et l’art moderne, dont je demande la permission de citer ici quelques lignes. M. Erasme Raway, le musicien belge auteur de ces articles, ne considère pas, comme fait M. Kulke, l’histoire naturelle de l’instrument musical ; il considère l’expression musicale, et, appliquant le nom de « musique décorative » à l’art d’avant la neuvième symphonie tant discutée, il signale le passage du genre à l’espèce comme le fait saillant de l’évolution de l’art moderne. « Nous avons vu, écrit-il, que l’art moderne avait abandonné le cliché des idées générales et qu’il n’avait plus pour but que de traduire des natures telles qu’elles étaient modifiées psychologiquement par le fait d’une circonstance spéciale et particulière… Est-ce que l’art ancien, qui était tout à fait dans une donnée générique, eu égard à l’art moderne qui traduit une réalité existante, n’est pas plutôt un art décoratif ? » Ces remarques m’ont frappé par ce qu’il y a d’analogie avec ce que j’ai écrit moi-même du roman et du théâtre modernes, et d’ailleurs mon seul objet à présent est de montrer comment la question du « transformisme musical » peut se poser au delà du moment de la critique où s’arrête M. Kulke, à qui je retourne maintenant.