Page:Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome XXI, 1886.djvu/183

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
179
ANALYSES.é. beaussire. Les principes de la morale.

à faire au nom de la liberté d’autrui et de l’ordre public, dans le cas extrême où les « pratiques religieuses » y seraient contraires. De ce que le pouvoir outrepasse son droit en me gênant dans mes « pratiques », s’ensuit-il réellement que, dans ce conflit, le devoir d’obéir aux lois ne puisse jamais primer, aux yeux d’une conscience scrupuleuse, le devoir de manifester sa foi par des pratiques ? Ne peut-on pas concevoir et estimer pour le moins à l’égal des plus belles rébellions légitimes l’attitude d’un croyant qui, sans renier sa foi, ferait céder son droit de la traduire en pratiques devant son devoir d’obéir aux lois de son pays ? J’entends bien qu’ici la loi est injuste, par hypothèse. Mais M. Beaussire parle si éloquemment de la nécessité d’obéir aux mauvaises lois comme aux bonnes, et du danger de vouloir choisir entre elles ! Il ne s’agit pas d’abjurer ou de dissimuler par lâcheté : voilà ce que ne permet en aucun cas la conscience ; il s’agit, tout en confessant sa foi, d’en contenir par raison les manifestations contraires à l’ordre civil, tel que le définit, à tort ou à raison, à un moment donné, le pouvoir régulièrement établi. Ne peut-il pas arriver que ce sacrifice, méritoire entre tous, soit moralement supérieur à la révolte, toujours plus ou moins passionnée, soit d’un meilleur exemple, et, à tout prendre, plus agréable à Dieu lui-même, sinon au Dieu historique, trop engagé dans les querelles des hommes, à coup sûr au Dieu que réclame et appelle la conscience morale ?

Même scrupule à l’égard de cet autre passage (p. 241), d’ailleurs écrit sous la même inspiration. « Soustraire ses enfants à l’obligation légale d’une éducation publique où l’on voit un danger pour leur foi, ce peut être le plus impérieux des devoirs. » Voilà qui demanderait explication ; car encore ne faut-il pas se plaire à voir un danger pour sa foi où peut-être il n’y en a point, ni se croire trop vite autorisé à se soustraire, n’importe comment, à une prescription légale régulièrement édictée. Esquivez ce qu’une loi a de déplaisant par tous les moyens que cette loi et d’autres vous laissent, résistez légalement, rien de mieux ; mais tant qu’on est citoyen d’un pays et qu’on prétend en exercer tous les droits, n’est-ce pas une situation intenable, en conscience, que de se soustraire (et comment ? par la fraude ou la violence ?) aux lois dont on croit avoir à se plaindre ?

Cela soit dit pour montrer une fois de plus les périls de la casuistique et comment les principes risquent de venir s’y achopper, nullement pour reprocher aux principes de M. Beaussire un manque de fermeté et encore moins d’élévation. Peut-être cependant ces mêmes principes pourraient-ils être coordonnés plus rigoureusement, fondus ensemble d’une manière plus intime. On s’aperçoit encore un peu que l’ouvrage est fait de morceaux remontant à différentes dates et répondant à des états d’esprits différents. À l’origine, l’auteur ne concevait pas tout à fait comme aujourd’hui les rapports de la religion et de la morale ; cette religion naturelle si pure, si sympathique, dont il fait à présent le terme et comme l’efflorescence de la moralité, il la mettait autrefois à la base, et,