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débris des anciens. Nous acceptons l’idée de l’évolution dans toutes les sciences sans excepter la morale. Malgré ses prétentions à l’immutabilité, la morale n’a pas échappé à une évolution continue ; mais c’est une évolution conservatrice, qui n’a été que le développement des mêmes principes et des mêmes systèmes, toujours contestés, mais toujours renaissants, se complétant et se rectifiant les uns les autres par les efforts mêmes qu’ils font pour s’entre-détruire. Morale du plaisir, morale de l’intérêt, morale du bien idéal, morale religieuse et divine, autant d’étiquettes… qui sont loin de marquer une opposition absolue entre les doctrines, mais plutôt une diversité analogue à celle d’une série de sphères qui s’envelopperaient les unes les autres….. Ceux qui trouvent ou qui croient trouver dans les considérations religieuses, avec la plus haute satisfaction de la pensée, la force morale la plus sûre et la plus efficace pour l’accomplissement du bien, n’ont aucune raison de les abandonner pour ne pas dépasser l’horizon de ceux dont l’esprit s’en détourne on ne peut y atteindre. Ce serait demander aux voyants de se crever les yeux pour rétablir entre eux et les aveugles l’universelle égalité des connaissances. Mais non moins absurdes seraient les voyants qui croiraient n’avoir rien de commun avec les aveugles parce qu’ils ont un sens de plus. En morale, comme dans tout le reste, l’universalité absolue est une chimère ; mais ce qui n’est pas une chimère, c’est l’utile échange de pensées et de sentiments qui peut s’établir d’une sphère à l’autre ; c’est aussi, à travers la différence des points de vue, le respect, la tolérance, la fraternité. La première et la plus large leçon de morale, dans l’ordre spéculatif et dans l’ordre pratique, est la légitimité de certaines divergences sur les principes mêmes de la morale. »

Notez que l’auteur est lui-même des voyants : il s’élève jusqu’au principe métaphysique et divin de la morale, auquel il consacre tout son IVe livre. Il lui semble non seulement possible et légitime, mais nécessaire, si l’on veut être complet, d’admettre « une morale religieuse », c’est-à-dire « une volonté divine comme principe suprême de la morale, un Dieu rémunérateur en même temps que législateur. Son livre finit même par un chapitre sur les devoirs envers ce Dieu, principalement sur le devoir de la prière ». Mais on ne doit pas s’y tromper ; ces croyances chez lui, comme chez Kant, n’arrivent qu’à titre de postulats, comme couronnement, non comme base de la morale. Il tient, il est vrai, à voir des démonstrations des « preuves » de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme, où Kant ne voulait voir que des présomptions. On se demande si cette insistance dogmatique est bien heureuse, si ce n’est pas forcer et fausser un peu les besoins de la conscience que d’y voir des droits absolus et d’en tirer des conclusions nécessaires sur ce qui par nature ne saurait être objet de science. Comment M. Beaussire ne s’aperçoit-il pas que, du moment où Dieu serait ainsi démontrable, c’est à la base de la morale qu’il faudrait vraiment le mettre et non plus seulement au sommet ? Les preuves en question, si preuves il y a, sont les plus simples de toutes, si simples qu’on peut s’y élever sans détour