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hauts fourneaux, est mis en somnambulisme. — On lui dit : Vous êtes en 1870, sergent à la bataille de Gravelotte. Il se lève, appelle les hommes de sa compagnie, commande, marche, les dispose pour l’action. L’ennemi est là ! Il se couche, épaule son fusil, tire plusieurs fois, etc. On le transfère à Dijon, où il était en garnison. « Tiens, caporal Durand, comment vas-tu ? — Pas mal, et toi ? D’où viens-tu comme cela ? — Je viens de congé, j’étais à Saverne. — Et toi, B…, toujours le même ! — Je ne change guère. — Tu es toujours à la salle de police. — Plus souvent qu’à mon tour. — Allons au café, prendre un bock. » Il cherche des chaises, prie ses camarades de s’asseoir, appelle le garçon, commande des bocks, parlant à la fois pour tout le monde[1].

Nous arrêtons ici la liste des observations. Celles que nous avons citées suffisent à prouver que dans l’hallucination la projection externe comprend non seulement les images, mais encore le lien d’association. On peut dire que, si l’image fournit la matière de l’hallucination, le lien associatif lui donne sa forme. L’hallucination, qui joue ici le rôle d’un instrument grossissant, nous permet de reconnaître un fait qui est presque invisible à l’état normal : c’est que le groupement des images a, comme les images elles-mêmes, la propriété de paraître réel, de paraître conforme au groupement extérieur des choses représentées.

En effet, il est évident que chez l’halluciné l’association des images produit la conviction que les événements correspondants se sont passés dans le même ordre, puisque chaque image se réalise exactement à son tour devant ses yeux, et que l’ordre des images devient celui des faits sensibles.

Cette idée n’est pas neuve. Il y a longtemps que Stuart Mill a dit que les choses liées dans notre esprit paraissent liées de la même façon dans la réalité[2]. C’est là le principe de l’association inséparable, par lequel les psychologues anglais ont tenté d’expliquer empiriquement l’origine des axiomes. Mais nous croyons qu’on n’avait pas encore songé à tous les faits qui démontrent cette vue de l’esprit.

Généralisant, nous pouvons dire que, toutes les fois que des images sont associées, il en résulte un jugement. Le jugement, selon l’analyse de Mill, est l’affirmation d’une relation de contiguïté ou de succession entre deux choses ; or, nous venons de voir que toute association formée entre deux images a une tendance à s’extérioriser, à paraître réelle ; cela revient à dire, en somme, que les choses liées dans l’esprit par un rapport de contiguïté ou de succession paraissent liées de la même façon dans le monde extérieur. Le jugement se ramène à une association d’images extériorisée.

L’analyse précédente a l’avantage de montrer jusqu’où peut aller la méthode d’expérimentation par l’hypnotisme. On pourrait croire à première vue que cette méthode s’applique uniquement aux gros faits de

  1. Bernheim, De la suggestion hypnotique, p. 38.
  2. Philosophie de Hamilton, p. 213.